Enquête. Michel Huissoud, le nouveau chef du Contrôle fédéral des finances, subit une salve de critiques. Mais tous les politiciens le fréquentant en commission saluent son dynamisme.
C’est un courriel qui dénote une certaine nervosité que celui reçu par L’Hebdo le 3 juin dernier. A la suite du dépôt de deux motions très critiques de Guy Parmelin (UDC/VD) et de Fathi Derder (PLR/VD) sur la manière de fonctionner du Contrôle fédéral des finances (CDF), celui-ci se montre soudain très discret: «Nous vous prions de ne pas publier d’article avant la réponse du Conseil fédéral, requiert son directeur, Michel Huissoud. D’ici là, nous ne ferons en tout cas aucun commentaire.»
Que s’est-il passé pour que le CDF, qui jouait jusqu’ici l’ouverture avec les journalistes, se retranche tout à coup derrière un silenzio stampa digne du calcio italien? Peut-être son chef, passé de l’ombre à la lumière en tout juste quinze mois, éprouve-t-il le besoin d’arborer provisoirement un profil plus bas. Car, depuis que ce Romand a accédé à la tête du CDF en 2014, plus rien n’est comme avant. Alors que son prédécesseur – Kurt Grüter – était resté inconnu du sérail médiatique malgré un règne de quinze ans, Michel Huissoud a profilé l’institution tout en réinventant sa fonction. Même si son rôle est resté le même, c’est une petite révolution. Cette année, le CDF publiera quelque 50 rapports, contre quatre en 2004. Ses effectifs se sont étoffés: 100 collaborateurs actuellement, cinq de plus en 2016.
Cette visibilité nouvelle fait du CDF une institution crainte comme le loup en Valais dans les hautes sphères de l’administration fédérale. Bien que souvent plus nuancés que ne les résume la presse, ses rapports n’épargnent personne lorsqu’ils soulignent des carences en matière de bonne gouvernance: les cantons et leur politique parfois trop laxiste sur les allègements fiscaux, l’EPFL peut-être trop ambitieuse dans ses velléités d’expansion, des offices fédéraux incapables de maîtriser leurs projets informatiques, la Direction du développement et de la coopération (DDC), Suisse Tourisme et l’on en passe. Tout le monde en prend pour son grade.
L’homme qui incarne cette révolution est donc Michel Huissoud. Ce Genevois de Carouge de 58 ans, passionné de voile, d’alpinisme et de méditation bouddhiste, a développé au CDF une culture de l’enquête pointue et critique ne se contentant pas d’écouter la bonne parole des chefs d’office. «Nous sommes les thérapeutes d’une administration qui dans l’ensemble travaille bien», confie-t-il à la Tribune de Genève, insinuant que les nombreuses recommandations du CDF sont autant de remèdes pour la rendre meilleure.
Peut-être, mais les services audités ne le prennent pas si bien! Les voilà qui s’agacent des «méthodes de shérif» du redresseur de torts en chef. Et cette fronde a gagné le monde politique. Le 6 mai dernier, Fathi Derder et Guy Parmelin ont tiré la sonnette d’alarme. Dans une motion au texte strictement semblable, ils veulent inscrire dans la loi «le devoir de réserve de l’institution».
Tous deux avaient déjà interpellé le Conseil fédéral auparavant. Guy Parmelin avait été «choqué» par l’irruption de Michel Huissoud dans la campagne sur l’avion de combat Gripen lorsqu’il avait commenté un précédent rapport du CDF sur les affaires compensatoires. «Dans ce cas, il a outrepassé ses compétences. Plusieurs fois, je me suis demandé si le chef du CDF travaillait pour vérifier le bon usage des deniers publics ou s’il suivait un agenda politique», s’interroge l’agrarien vaudois.
Ce n’est pas tout: dans une interview publiée dans Le Matin Dimanche du 26 avril dernier, Michel Huissoud a «franchi la ligne rouge», selon ses détracteurs. S’exprimant à propos de la troisième révision de la fiscalité des entreprises, il a espéré que les cantons ne concoctent pas des exceptions contraires aux nouvelles normes internationales de l’UE et de l’OCDE. Ces déclarations ont provoqué la colère de plusieurs directeurs cantonaux des finances, mais aussi du conseiller national Fathi Derder. «Il sort là complètement de son rôle et fait de la politique. S’il ne reste pas neutre comme l’exige sa fonction, il perd toute crédibilité», déplore-t-il.
Information ou acte politique?
Dans le monde gris des arcanes de l’administration fédérale, Michel Huissoud détonne. Il annonce la couleur, s’exprime sur des questions qui fâchent et prend sa tâche si à cœur qu’il risque toujours d’en faire un peu trop. Il joue la carte de la transparence à fond, sans se préoccuper de l’agenda politique. C’est ainsi le Contrôle des finances qui a insisté pour que la Confédération indique pour la première fois dans ses comptes le montant des allègements fiscaux obtenus par les cantons et avalisés à Berne par le Secrétariat à l’économie (SECO) au titre de la promotion économique: 10 milliards de francs en 2014, soit le sixième du budget fédéral! Est-ce là une information intéressante ou déjà un acte politique?
La frontière entre les faits bruts et la politique, à savoir la manière dont on les interprète, est parfois très ténue, tout le monde en convient. A la suite d’un concours de circonstances, le CDF publie en novembre dernier un rapport sur le fonds de désaffectation des centrales nucléaires – en concluant qu’il est sous-alimenté – qui tombe en plein débat sur la stratégie énergétique 2050. Au vu de l’explosivité du sujet, d’autres grands commis de l’administration auraient repoussé la publication de ce rapport. Lui pas. Il assume, estimant au contraire que c’est un tel report qui aurait constitué un acte politique.
Le «style Huissoud»
Au-delà du fond, il y a la forme. Là aussi, Michel Huissoud agace. En en prenant les rênes, le nouveau patron a tenu à dépoussiérer cette institution, dont la lecture du rapport annuel, très aride par le passé, est devenue plus agréable et aérée. Les titres sont accrocheurs, clouant une fois au pilori les tenants du fédéralisme à tout crin. Les thèmes sont agrémentés de caricatures désopilantes de Mix & Remix. C’est le «style Huissoud»: un grand professionnalisme allié à une communication aussi offensive qu’innovante. A l’occasion du rapport sur l’efficacité de l’aide suisse aux pays de l’Est, le CDF a diffusé une vidéo réalisée par l’une de ses collaboratrices dans le cadre d’un travail de diplôme universitaire, ce qui a coûté 5000 francs. «Tout cela est inadmissible, s’insurge Fathi Derder. Le Contrôle des finances confond ici transparence et marketing.»
Si les critiques fusent à l’encontre de ce «shérif» qui dégaine un peu vite, personne ne demande ouvertement son départ. Au sein de la Délégation des finances – un organe de six parlementaires –, la seule instance à laquelle le CDF doive rendre des comptes, Michel Huissoud jouit d’une confiance presque totale. «Je constate une nette amélioration de l’efficacité du Contrôle des finances. Notre collaboration est très bonne», relève son président, Pirmin Schwander (UDC/SZ). Sur plusieurs points, celui-ci infirme les allégations des détracteurs de Michel Huissoud. «Non, le CDF n’a jamais publié de rapport avant que la Délégation des finances n’en ait pris connaissance», précise Pirmin Schwander. Le président ajoute qu’il n’a pas non plus connaissance de cas où les entités auditées n’auraient pas pu répondre aux critiques du CDF. «Le problème, c’est que celles-ci préféreraient corriger le rapport à leur guise, ce qui est bien sûr exclu.»
Même son de cloche au sein des commissions des finances des deux Chambres. «Michel Huissoud fait très bien son travail, avec la même rigueur que son prédécesseur, mais de manière plus offensive. Ce que je salue, car c’est le meilleur moyen de rétablir la confiance entre les citoyens et l’administration», relève le sénateur Christian Levrat (PS/FR). De son côté, Olivier Feller (PLR/VD) est presque aussi élogieux. «C’est un homme intègre, calme et posé.» Seul bémol: «S’il entend conserver sa crédibilité, qui est grande actuellement, il doit veiller à ne pas commenter l’actualité politique.»
Dans sa réponse aux motions Derder et Parmelin, le Conseil fédéral n’aura guère d’autre choix que de plaider l’indépendance du CDF. Ce d’autant plus que, à la suite du scandale informatique Insieme, les commissions de gestion des deux Chambres réclament que son pouvoir soit renforcé. En novembre 2014, elles exigent même que le gouvernement intervienne auprès des entités contrôlées qui rechigneraient à mettre en application les recommandations de l’organe de contrôle.
Des retours en centaines de millions de francs
C’est dire que Michel Huissoud est bien en selle. Même si la ministre des Finances, Eveline Widmer-Schlumpf, ne peut pas s’immiscer dans ses affaires, on peut supposer qu’elle n’est pas mécontente d’apprendre que l’Etat sauvera au moins 130 millions dans la faillite de Swissair (lire encadré). La grande argentière n’a certainement pas non plus craché sur les 212 millions récupérés auprès du géant minier brésilien Vale à Saint-Prex pour les caisses publiques fédérale et vaudoise. C’est la raison pour laquelle le CDF a obtenu une hausse de 10% de ses effectifs sur deux ans. Au rythme de l’argent qu’il rapporte, l’investissement sera vite amorti.
Faillite de swissair
Eveline Widmer-Schlumpf récupère 130 millions
C’est une manne inattendue qui tombera sous peu dans l’escarcelle de la ministre des Finances, Eveline Widmer-Schlumpf. Alors que la procédure de liquidation concordataire de Swissair n’est toujours pas terminée, il apparaît que la Confédération récupérera – dans un premier temps – 130 millions de francs du prêt de 1,15 milliard qu’elle avait accordé quelques jours après le grounding du 2 octobre 2001.
C’est l’aboutissement d’un long litige entre Swissair, qui réclamait encore 9 millions à la Confédération, et le Contrôle fédéral des finances (CDF). Celui-ci estimait au contraire que plusieurs positions du décompte étaient erronées et que l’Etat avait droit au remboursement d’une partie de son prêt qui avait permis aux avions de redécoller. C’est le liquidateur de l’entreprise Karl Wüthrich qui a rendu cette décision – approuvée par la Commission des créanciers – dans une circulaire en mars dernier.
Reste à savoir si ces 130 millions ne sont qu’un premier acompte sur la masse en faillite de Swissair. Le CDF semble en tout cas ne pas s’en satisfaire.
Profil
Michel Huissoud
1957 Naissance à Genève.
1980 Licence en droit à l’Université de Genève.
1983 Adjoint de direction, puis chef de service de la taxe professionnelle à la Ville de Genève.
1988 Collaborateur scientifique au Contrôle fédéral des finances (CDF).
2014 Directeur du CDF, élu par l’Assemblée fédérale sur proposition du Conseil fédéral.