Interview. L’existence politique de l’Arabie saoudite dépend de la doctrine wahhabite. Un courant religieux rigoriste apparu au XVIIIe siècle, auquel est liée la famille des Saoud. Eclairage de l’historien Nabil Mouline, spécialiste de ce pays en tout point atypique et auteur du livre «Les clercs de l’islam».
Propos recueillis par Antoine Menusier
Quelle est la particularité du régime d’Arabie saoudite par rapport à l’ensemble des pays arabo-musulmans?
Le régime saoudien est un système autoritaire de type patrimonial. Autoritaire parce qu’il n’y a de place ni pour une opposition ni pour la liberté d’expression. Patrimonial, ensuite, dans le sens où les détenteurs du pouvoir traitent de toutes les affaires de l’Etat comme s’il s’agissait d’une propriété privée. Cela engendre des phénomènes comme le népotisme, le clanisme et le clientélisme. Derrière la façade des institutions, qui ressemblent plus ou moins aux institutions occidentales, il y a un «back office». C’est là que se situent la réalité et la légitimité du pouvoir.
Sur quoi repose cette légitimité?
Elle repose sur une alliance historique entre le pouvoir politique et l’autorité religieuse. Sur une alliance nouée aux alentours de 1744 par l’ancêtre des Saoud et fondateur du wahhabisme, Mohammed Ibn Abd al-Wahhab. C’est du moins ce que dit le grand récit légitimateur. Il y a une division du travail. Alors que les oulémas, nom donné aux dépositaires du savoir religieux, légitiment le pouvoir et l’action des Saoud, les Saoud, eux, protègent et financent les oulémas. C’est le fondement de l’accord, ce que j’appelle la transaction connivente entre les religieux et les politiques.
Qui est Mohammed Ibn Abd al-Wahhab, dont la doctrine ne va cesser de gagner en importance?
C’est un ouléma issu de l’école hanbalite, quatrième école juridique et théologique du sunnisme. Il est né vers 1703 à Ouyayna, au nord de l’actuelle capitale, Riyad. Issu de la plus grande famille d’oulémas de l’Arabie centrale, il commence à prêcher vers 1735. Son constat à l’époque est que le véritable islam n’existe plus. Il pense que le monde musulman est tombé dans l’ignorance et qu’il faut rétablir ce qu’il appelle le tawhid, l’unicité divine, conçue en opposition radicale au soufisme, la mystique musulmane. Pour ce puritain ultra, le soufisme relève de l’idolâtrie. Sa doctrine n’est ni plus ni moins qu’un hanbalisme médiéval simplifié, débarrassé de la dimension mystique.
Ce qui nous amène à la définition du hanbalisme…
Le hanbalisme apparaît au IXe siècle de l’ère chrétienne. Cette doctrine tire son nom d’Ahmad Ibn Hanbal, un ouléma de Bagdad. Sa caractéristique principale est la centralité de la loi islamique dans tous les aspects de la vie. Le texte coranique et la tradition prophétique sont, pour employer un vocabulaire chrétien, le corps mystique de la communauté.
Qu’est-ce qui favorise l’émergence du wahhabisme au XVIIIe siècle?
Certains, adeptes d’une lecture téléologique des choses, voient dans cette émergence une sorte de nécessité historique: l’Arabie centrale vit dans une telle décadence qu’elle a besoin d’une renaissance passant obligatoirement par la case religion. Dans ce monde apocalyptique, on attendait en quelque sorte le rénovateur. Et ce fut Ibn Abd al-Wahhab.
Quelle est l’autre lecture, qu’on imagine être la vôtre?
Il s’agit d’une entreprise personnelle, volontariste. Il se forme autour d’Ibn Abd al-Wahhab un petit groupe de personnes qui se considèrent comme des élus. La preuve qu’on ne se trouve pas dans une nécessité historique est que, à chaque fois que l’alliance saoudo-wahhabite, au XIXe siècle, rencontrera des difficultés à s’imposer et parfois refluera, les différents groupements d’Arabie en profiteront pour tenter de rétablir un état pré-saoudien.
Dans quelles circonstances a eu lieu la rencontre entre Ibn Abd al-Wahhab et les Saoud?
J’y viens. Au début, Mohammed Ibn Abd al-Wahhab se considère uniquement comme un acteur religieux. Il veut faire appliquer l’orthodoxie, qui est la manière de croire juste, et l’orthopraxie, qui est la manière de vivre son monothéisme en société. Opposé au soufisme, il prône la destruction des mausolées, mettant lui-même la main à la pâte. Il combat tout ce qui constitue l’islam populaire: la sorcellerie, la voyance, les guérisons miraculeuses. Il fera exécuter une femme adultère. Mais les élites des oasis où il prêche résistent et le pourchassent. Il se rend compte que la diffusion de l’orthodoxie et de l’orthopraxie nécessite un troisième pilier: l’ordre politique. Il le trouvera en la personne d’Abdelaziz Al-Saoud, l’un de ses nombreux disciples.
Qui est Abdelaziz Al-Saoud?
Il est le fils de l’émir d’une petite bourgade, Deraya, une oasis prospère aujourd’hui englobée par Riyad. Pourchassé, Ibn Abd al-Wahhab s’installe à Deraya en 1744, négocie avec l’émir, Mohammed Ibn Saoud, qui lui accorde la vie sauve et le laisse prêcher. Il exerce très vite une grande influence, politique et religieuse, dans l’oasis. Ibn Abd al-Wahhab considère Abdelaziz Al-Saoud, un guerrier, fils de l’émir, comme son fils spirituel. Les différents groupes se font la guerre, les Saoud sont attaqués et se défendent. Petit à petit la guerre défensive se transforme en guerre offensive, Ibn Abd al-Wahhab y prenant toute sa part. La conquête de l’Arabie centrale par les Saoud se heurtera toutefois à de fortes résistances et durera une cinquantaine d’années. En 1773, Ibn Abd al-Wahhab, devenu vieux, se retire des affaires temporelles et confie le pouvoir politique à Abdelaziz, véritable premier souverain saoudien.
Quelle est l’architecture de l’actuel pouvoir saoudien?
Il est essentiellement le fait de la famille royale. Depuis 1964, chaque grand prince contrôle une administration, un gouvernorat, un ministère, une multinationale. Chacun se taille un fief et essaie de le mettre à profit pour avoir le maximum de ressources symboliques et matérielles, de manière à se défendre dans un premier temps, à conquérir de plus en plus de pouvoir dans un deuxième temps. Cela dit, les décisions stratégiques sont prises de façon collégiale. Le roi n’a pas dans ce système de pouvoir absolu, bien qu’il soit respecté et dispose, en tant que primus inter pares, d’outils juridiques que n’ont pas les autres princes. Mais pour les convaincre de lui obéir, il doit être à la tête de la faction la plus puissante.
Qu’appelez-vous une faction?
Il y a faction lorsqu’un prince réussit à mettre autour de lui un certain nombre de ses frères, demi-frères, cousins, et autour d’eux le plus grand nombre possible de soutiens issus des élites: des oulémas, des technocrates, des officiers de l’armée, des artistes, des hommes d’affaires, etc. Plus une faction est grande et puissante, plus elle a de poids dans le processus de prise de décision. Depuis les années 60, la plus puissante est celle des Soudaïri. Elle est constituée à l’origine par sept frères germains, tous fils du roi Abdelaziz, non pas celui né au XVIIIe siècle, bien sûr, mais l’un de ses descendants, portant le même prénom. Communément appelé Ibn Saoud, il est le fondateur au XXe siècle du royaume moderne d’Arabie saoudite. Ces sept frères ont tous la même mère, dont le nom de jeune fille est Soudaïra. Ceux-là ont formé une faction qui allait devenir la plus importante et dont est issu le roi actuel Salman, prince hériter et vice-prince héritier.
Comment s’organisent les oulémas?
Les oulémas étaient organisés de manière traditionnelle jusqu’à ce que l’un de leurs chefs, alors mufti d’Arabie saoudite dans les années 50-60, Mohammed Ben Ibrahim, descendant d’Ibn Abd al-Wahhab, décide de moderniser la structure religieuse du royaume. Il met en place un système éducatif – collèges, lycées, universités –, théologique et juridique sur un modèle occidental, où l’orthodoxie wahhabite occupe toutefois une position centrale. Il crée un appareil judiciaire performant. Avec le soutien du pouvoir politique, il fonde la Ligue islamique mondiale, laquelle renferme de nombreuses sous-institutions s’occupant de la jeunesse, des mosquées, des œuvres de charité, etc. Cette ligue est le bras du wahhabisme à l’étranger.
Les oulémas interviennent-ils dans les décisions politiques?
Ils n’interviennent jamais dans le domaine politique, à moins d’y être invités. Ce fut le cas en 1990. Cette année-là, les Saoud veulent légitimer la présence américaine sur le territoire national à la suite des menaces irakiennes. Ils sollicitent leurs partenaires historiques. Le Comité des grands oulémas, la plus haute instance religieuse, promulgue une fatwa autorisant la famille royale à recourir à la protection d’une puissance non musulmane. En contrepartie, les oulémas demandent aux Saoud de respecter leur interprétation de l’islam dans l’espace public.
Longue vie à l’Arabie saoudite et au wahhabisme?
A l’Arabie saoudite, je ne sais pas. Au wahhabisme, certainement. Depuis 1961, l’Université islamique de Médine a formé, à elle seule, plus de 46 000 personnes, de 170 nationalités différentes. La manne pétrolière saoudienne a permis de propager le discours wahhabite un peu partout. Les régimes arabes voient dans le wahhabisme une idéologie simple, voire simpliste, qui permet de légitimer leur pouvoir. Les wahhabites sont avec les gagnants. Tant qu’un régime, quelle que soit sa nature, leur permet d’islamiser la société par le bas, ils n’ont rien à redire. La doctrine wahhabite parachève la doctrine plus politique des Frères musulmans. Le champ intellectuel dans le monde arabe étant pour ainsi dire inexistant tant il a été laminé, le wahhabisme a de beaux jours devant lui.
«Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite, XVIIIe-XXIe siècle».
De Nabil Mouline. Editions Presses Universitaires de France (PUF), collection Proche-Orient. 357 pages.
Nabil Mouline
Né à Rabat, au Maroc, Nabil Mouline est titulaire d’un doctorat en sciences politiques de Sciences Po Paris et d’un doctorat d’histoire de la Sorbonne. Chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), il travaille sur les monarchies arabes en général et la construction de l’autorité religieuse en islam, moderne et contemporain. Prochain livre: l’histoire du califat.