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Edito: les inégalités devant la retraite
Retraite des fonctionnaires: privilégiés, mais jusqu’à quand?
Tout sur les retraites des fonctionnaires romands
Témoignages de Georges Maeder (ex-professeur) et de Nicolas Babey (prof au lycée de Porrentruy)
Röstigraben jusque dans le 2ème pilier
Fonctionnaires romands. Prendre sa retraite à 58 ans avec des prestations de rêve, c’est encore possible aujourd’hui. Mais pour certains, les conditions vont changer.
A 61 ans, Jean-Pierre Rochat est un homme heureux. Le voilà à la retraite depuis quatre ans, après trente-sept ans et demi d’enseignement.
Cet ancien maître d’école vaudois ne regrette pas ses élèves. «J’ai eu énormément de plaisir à enseigner, mais je suis passé à autre chose sans problème.» Sa nouvelle vie, c’est la lecture, le sport et son mandat de conseiller municipal à la commune de Chavannes-près-Renens, un poste à mi-temps. Privilégié, Jean-Pierre Rochat? «Je suis favorisé, mais je n’ai pas mauvaise conscience. J’ai l’impression d’avoir donné ma vie au service de l’Etat.»
Cet ex-fonctionnaire n’est pas le seul à bénéficier d’une retraite de première classe. Derrière lui, une cohorte de fonctionnaires romands jouit de conditions de retraite à faire pâlir d’envie bien des travailleurs du secteur privé. Les instituteurs et institutrices, mais aussi les policiers et le personnel soignant des établissements hospitaliers de l’Etat de Vaud peuvent s’en aller à 58 ans.
Autre exemple, celui des policiers et gardiens de prison genevois pour qui la retraite sonne à 58 ans en touchant 75% de leur dernier salaire assuré. Il n’y a pas si longtemps encore, ils pouvaient même s’en aller à 52 ans. Mais depuis 2006, l’ordonnance fédérale indique qu’il n’est plus possible de prendre une retraite anticipée avant 58 ans. Les derniers chanceux sont au bénéfice d’un régime de transition. C’est le cas d’Alain Poscia, qui, à 51 ans, est gardien de prison depuis trente ans (lire L’Hebdo du 7 novembre). L’an prochain, à lui la belle vie! Et sans mauvaise conscience. Le Genevois est «content d’arriver au bout» car le métier est dur. Ce gardien chef adjoint touchera une rente mensuelle de sa caisse de pensions d’un peu moins de 7000 francs. Mêmes conditions favorables pour les fonctionnaires des communes vaudoises ou ceux des établissements publics médicaux de Genève. Et que dire des policiers neuchâtelois qui ont entamé une grève des amendes début novembre, car l’Etat veut faire passer l’âge de la retraite de 60 à 62 ans.
Actuaire-conseil chez Aon Hewitt et chargée de cours à l’Université de Lausanne (HEC), Silvia Basaglia comprend que beaucoup de gens soient estomaqués par les privilèges dont bénéficient les fonctionnaires. «Cela d’autant plus qu’en Suisse, parmi les 3,5 millions d’assurés à une caisse de pensions, la moitié ne bénéficie que du plan minimum légal.» L’experte vaudoise explique que le but d’une retraite à un âge jeune se justifie par la pénibilité du travail. «Certains fonctionnaires arrivent à un âge où ils sont censés ne plus pouvoir travailler. Le fait est que l’on en retrouve certains sur le marché du travail, par exemple comme gardiens ou surveillants.»
Des cas exceptionnels, alors que les autres fonctionnaires arriveraient épuisés à la retraite? Directeur général adjoint des Retraites Populaires – gérante des caisses de pensions de l’Etat de Vaud et des communes vaudoises – Alain Pahud ne porte pas de jugement sur les conditions dont bénéficient les fonctionnaires. «L’âge de la retraite est fixé dans la loi sur la caisse de pensions de l’Etat de Vaud. Elle définit un âge de retraite minimum différencié pour les instituteurs et institutrices, ainsi que pour les fonctionnaires de police.» En actuaire averti, il constate cependant «qu’il n’y a pas d’observations statistiques significatives sur le plan de la longévité entre les deux catégories.» En clair, les fonctionnaires qui peuvent partir à la retraite à 58 ans n’ont pas une espérance de vie moindre que tout autre citoyen lambda.
Toujours plus vieux. Et alors? Tant mieux pour eux, serait-on tenté de dire. Après tout, il faut bien offrir de bonnes conditions pour attirer de bons collaborateurs. Comme l’explique Meinrad Pittet, expert fédéral en prévoyance professionnelle, dans son dernier ouvrage*: «Dans le passé, les collectivités publiques ont préféré privilégier la couverture prévoyance, qui équivalait à du salaire différé, donc à des charges budgétaires à long terme, plutôt que les traitements effectivement versés qui grevaient immédiatement le budget de l’employeur.» Un des problèmes, c’est que nous gagnons en moyenne de 2 à 3 mois de vie par année. Les retraités deviennent de plus en plus vieux et ça coûte. Surtout aux actifs. Comme la majorité des caisses de pensions publiques romandes ont un régime en primauté des prestations (voir tableau) et que leurs rentiers reçoivent un pourcentage de leur(s) dernier(s) salaire(s), une partie des cotisations des actifs servent à financer les rentes de ceux qui sont partis à la retraite.
A ce facteur démographique prépondérant, il faut ajouter les dernières crises des marchés (2002 et 2008) qui ont provoqué une baisse des rendements. Et une autre réalité historique, rappelée par le Vaudois Meinrad Pittet: «La plupart des caisses de pensions publiques sont le résultat de fusions d’anciennes caisses de prévoyance qui n’étaient pas équilibrées actuariellement et qui ont laissé à la nouvelle caisse un déficit initial. Par ailleurs, elles ont dû périodiquement intégrer au salaire assuré les allocations de vie chère successives, souvent sans financement suffisant.»
Deux visions qui s’affrontent. Résultat, les caisses romandes de droit public sont montrées du doigt. Alors que toutes celles des cantons alémaniques – sauf Bâle-Ville – sont ou seront passées, dès 2014 voire 2015, au régime de primauté des cotisations, seuls le Valais (en 2012) et le Jura (en 2014) ont décidé de faire le pas.
Début octobre, le gouvernement jurassien a voté une recapitalisation de la caisse cantonale: 40 millions seront pris en charge par l’Etat. Silvia Basaglia: «Le Valais et le Jura donnent un signal assez fort. Mais les autres cantons romands ne sont pas prêts politiquement. En Suisse, deux visions s’affrontent: celle des Alémaniques, plus individualiste et économique, et celle des Romands, plus sociale et collective.» Cela dit, l’experte vaudoise souligne «qu’un plan en cotisation permet d’être plus réactif par rapport aux marchés, de s’adapter plus simplement et facilement».
Chargé du dossier caisses de pensions à Avenir Suisse, Jérôme Cosandey, lui, dénonce: «Les cantons romands ont instauré un vrai système de l’avion! En moyenne, pour les cantons latins, il manque 127 000 francs par assuré (actifs et rentiers). En tête: Genève, avec un trou de 174 000 francs par assuré. Il est suivi par Vaud (139 000 francs), Neuchâtel (129 000 francs), le Jura (103 000 francs), Fribourg (80 000 francs) et le Valais (72 000 francs). La facture sera salée. Qui va payer? Soit les actifs de la caisse, soit les citoyens, par une augmentation des impôts ou des coupes dans le budget dans d’autres domaines. Prendre sa retraite à 62 ans, ça me choque. Surtout lorsqu’il s’agit de financer ce genre de privilège à coups de milliards.»
Les perdants. Evidemment, les caisses publiques romandes n’ont pas attendu les critiques d’Avenir Suisse pour agir. Vice-directrice de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), Colette Nova détaille les exigences que les caisses de pensions de droit public doivent remplir en vertu du droit fédéral. Celui-ci exige notamment qu’elles atteignent un taux de couverture de 80% dans quarante ans. «Les caisses ont fait leur devoir et prévu des plans de financement. Il incombe en effet aux collectivités publiques de décider par quelles mesures leurs caisses doivent atteindre l’objectif fixé par le droit fédéral.»
Au programme, notamment, pour 2014: augmentation de l’âge de la retraite, des années de cotisations, de la réduction en cas de retraite anticipée, baisse du taux de rente maximum. Par exemple, dans le canton de Genève, la caisse du canton (CIA) et celle des établissements publics médicaux (CEH) vont fusionner pour n’en faire qu’une. Dès 2014, l’âge de la retraite va passer de 62 (CIA) et 60 (CEH) à 64 ans (mais restera à 61 ans pour les professions pénibles), et le taux de rente maximum (pourcentage du dernier salaire) passera de 75 à 60% pour tous. De même, pour les assurés à la caisse de la ville de Genève et des SIG, l’âge de la retraite passera à 64 ans.
Les gagnants. Les bénis qui échapperont à tous ces changements? Les retraités actuels. Leurs rentes sont intouchables. «Dans leurs comptes annuels, les caisses de pensions pourraient écrire combien les actifs paient de millions de francs pour eux», suggère encore Colette Nova. Les rentiers ne pourraient-ils pas participer à l’effort collectif? Silvia Basaglia: «Lorsque les marchés allaient mal, c’était un grand sujet de discussion. Il est très politique. Et tabou. Pour ce faire, il faudrait changer les lois fédérales. Si nous vivions dix ans de crise des marchés financiers, ce tabou pourrait changer.»
Les vrais punis? Christian Affolter, directeur de la Caisse de pensions du canton du Jura: «Ce sont les fonctionnaires qui ont actuellement entre 40 et 50 ans. Avec le passage au régime des cotisations, ils pourraient voir leurs prestations diminuer entre 10 et 25%.» Ils n’ont en effet plus le temps d’augmenter leur capital épargne (lire témoignages). Plus généralement, Silvia Basaglia explique que ce sont surtout les retraités âgés de 70 à 75 ans, «ceux partis à l’époque où il y avait un très bon niveau de rente initial, avec une garantie d’indexation des rentes, tombée après 2008», qui sont les grands gagnants. «Les 40 à 55 ans, eux, doivent assumer tout ce que n’ont pas assumé ceux qui sont partis à la retraite. Mais qui sait, quelqu’un qui a 20 ans aujourd’hui sera encore moins bien loti…»
* «La prévoyance professionnelle suisse depuis ses origines». Ed. Slatkine, 2013, 491 pages.