Interview. La mémoire, l’un des outils les plus précieux dont nous disposons, est décortiquée dans un livre grand public coécrit par Jean-François Démonet, médecin chef du Service de neurologie du CHUV.
Propos recueillis par Sylvie Logean
Objet de fascination de la communauté scientifique, la mémoire est aussi depuis toujours une source de tensions et de craintes. Dans toute l’histoire de l’humanité, elle n’a cessé d’interroger les hommes, notamment sur la dualité entre une externalisation possible de la mémoire pour en pallier l’imperfection – présente dès l’apparition de l’écriture – et le désir d’en rester pleinement le maître. Un désir de contrôle d’autant plus prononcé aujourd’hui qu’une épidémie silencieuse, touchant insidieusement cette faculté aussi précieuse que fragile, semble croître de manière exponentielle.
Comment préserver notre mémoire? Est-il possible de l’entraîner? Qu’est-il normal d’oublier? Quand faut-il s’inquiéter? L’Hebdo fait le point avec Jean-François Démonet, directeur du Centre Leenaards de la mémoire au CHUV, à Lausanne, et coauteur du livre J’ai envie de comprendre… la mémoire et ses troubles, qui vient de paraître aux Editions Planète Santé.
Comment expliquer la fascination, voire la peur, de notre société actuelle face aux troubles de la mémoire?
Ce phénomène trouve notamment son origine dans l’augmentation massive des cas de pathologies cognitives, telle la maladie d’Alzheimer, en lien avec le vieillissement de la population. Confrontés à des personnes âgées incapables de se souvenir, comme retombées en enfance, nous projetons fatalement en elles nos propres peurs de perdre toute indépendance, cette capacité à administrer notre vie comme nous l’entendons.
D’autre part, en étant conscients des capacités de notre mémoire, nous ressentons aussi son caractère existentiel. Par le fait d’être dépossédé de la possibilité de voyager dans notre passé, proche ou lointain, il devient également difficile de s’ancrer dans le présent, et encore plus de se projeter dans le futur.
Face à la crainte que suscitent ces affections, n’avons-nous pas tendance à trop «pathologiser» les défaillances de notre mémoire?
Cela dépend. Ne plus se rappeler certains noms propres est normal avec l’âge. Si elle n’est pas associée à d’autres troubles, cette forme de blanc n’est d’aucune gravité, car il ne s’agit pas là d’une défaillance mais bien plutôt d’une forme de suroccupation des étagères de notre bibliothèque de noms propres, qui s’intensifie avec l’âge et le vécu. Face à cela, il n’y a qu’une seule solution, celle de lâcher prise et de faire confiance à cette machine extraordinaire qu’est le cerveau.
Le stress est aussi un facteur clé expliquant certains troubles cognitifs. Nous voyons, au Centre de la mémoire du CHUV, beaucoup de cadres quadragénaires surmenés se sentant harcelés au travail ou s’infligeant des challenges impossibles. Nous essayons alors de les inciter à mener une existence un peu moins chaotique, de moins vivre dans l’urgence, et de faire davantage d’activité physique si possible.
Ces blancs peuvent engendrer une forme d’angoisse chez certaines personnes. Au contraire, vous dites qu’il est finalement salutaire de ne pas se souvenir de tout…
Si notre mémoire a un devoir d’oubli, c’est parce que nous ne pouvons pas tout retenir. Pas pour des raisons de place dans notre cerveau, mais parce que notre mémoire doit impérativement comprimer les traces du passé et hiérarchiser les événements pour bien fonctionner. Un tri s’opère en permanence, c’est pourquoi nous finissons par oublier les fragments sans importance pour la suite de notre vie.
Quels sont alors les signes d’alerte qui devraient impérativement pousser à consulter?
Il y en a plusieurs. Par exemple, lorsque l’on cherche des mots de la vie courante, que l’on se perd dans des lieux connus ou que l’on a l’impression de ne plus du tout se souvenir d’un événement ayant eu lieu au cours des six derniers mois. Bien entendu, cela ne signifie pas nécessairement qu’il s’agit là d’un trouble cognitif, car ces dysfonctionnements peuvent aussi être engendrés par la prise de médicaments inappropriés, l’excès de somnifères, ou encore des troubles dépressifs. Mais la présence répétée de ces symptômes, corroborés par un entourage fiable, nécessite de consulter et de ne pas entrer dans une forme de banalisation, déjà excessive à mon avis.
En quoi y a-t-il banalisation excessive?
Il y a parfois une forme de cécité par rapport à ce genre de troubles. Certaines personnes oublient même qu’elles oublient, ce que l’on nomme l’anosognosie. Il faut en outre savoir que cette pathologie peut longtemps rester silencieuse en dehors de ces dysfonctionnements typiques de la mémoire. L’accumulation des lésions cérébrales propres aux démences peut se produire pendant vingt ou trente ans avant que la maladie ne se déclare concrètement. Ce sont donc les quinquagénaires d’aujourd’hui qui seront les déments de demain. Et nous devons tout faire pour stopper ce processus.
Justement, vous préconisez de tester les personnes qui, dès 50 ans, se plaignent de leur mémoire. Toutefois, il n’existe pour l’heure aucun traitement des démences. A quoi cela sert-il, au fond?
La pire des choses est de pratiquer la politique de l’autruche, car on est alors sûr de multiplier les complications liées à ces maladies. Dans le cas d’un handicap cognitif qui va en s’accentuant, il faut être conscient que les dangers peuvent surgir de l’environnement quotidien et prendre des mesures en conséquence.
En dépistant tôt, il est possible d’engager plus rapidement la résistance contre l’ennemi et de prévenir ce qui peut être prévenu, notamment l’apparition de maladies cardiovasculaires, comme l’obésité, l’hypertension et le diabète, qui sont des facteurs de risque connus pouvant accélérer l’apparition d’une démence.
Il est également fondamental d’entretenir son esprit tant qu’il est agile, notamment en maintenant des relations sociales enrichissantes. C’est là l’un des meilleurs remparts contre le vieillissement de mauvaise qualité ou pathologique, car la multiplicité des contacts stimule la vie du cerveau.
La mémoire à long terme est également la plus fragile car elle fait appel à des circuits neuronaux plus complexes. Comment la travailler?
La mémoire à long terme repose sur trois piliers qui sont la répétition, le sommeil et l’attention. Pour être mémorisée, une notion doit être répétée sans erreurs. Depuis peu, on connaît également les vertus du sommeil sur la mémoire. La nuit qui suivra un apprentissage permettra ainsi de consolider de nouvelles informations dans notre mémoire. Quant à l’attention, elle est un ingrédient indispensable car c’est elle qui guide la mémoire. Il s’agit là d’un couple quasi indissociable.
A ce propos, n’est-il pas devenu difficile de garder une certaine forme d’attention avec les supports d’informations contemporains, faisant office d’externalisation de notre mémoire?
Je ne suis pas spécialement inquiet par rapport à la multiplication de ces supports qui servent surtout à optimiser nos activités. Cette forme de crainte quant à un risque de décadence des capacités humaines se retrouve à chaque tournant décisif du mode de transmission du savoir, dont le dernier en date est l’avènement de l’internet. A titre d’exemple, quand l’imprimerie a été inventée à la Renaissance, les professeurs d’université, qui demandaient aux étudiants de tout apprendre par cœur, auraient pu reprocher aux livres de diminuer leurs capacités de mémorisation, alors qu’elles se sont au contraire multipliées.
Il y a toutefois un phénomène nouveau, celui de passer très rapidement d’une information à l’autre. Cela peut-il avoir des répercussions sur nos capacités de mémorisation?
C’est en effet l’une des caractéristiques de notre époque, qui réside dans le plaisir que nous avons à zapper et d’être, au final, plus rapidement ennuyés. Le changement permanent, cette recherche constante de la nouveauté, est l’un des moteurs de l’action les plus puissants chez les mammifères que nous sommes. Cela crée, au niveau neuronal, une certaine décharge suscitant en nous le sentiment de plaisir, d’excitation. Cela étant dit, ces supports contemporains sont finalement un défi moins pour notre mémoire que pour nos capacités à décider.
Jeudi 24 septembre, journée portes ouvertes dans les quatre centres de la mémoire du canton de Vaud. Conférence au CHUV à 19 h 30 avec le Pr Démonet. www.reseaux-sante-vaud.ch
Profil
Jean-François Démonet
Né en 1956, il est médecin neurologue, chercheur en neurosciences et spécialiste de l’imagerie cérébrale des fonctions cognitives. Nommé professeur ordinaire de l’Université de Lausanne en 2011, il est aussi directeur du Centre Leenaards de la mémoire au CHUV.