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Cent ans de mépris

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Jeudi, 7 Janvier, 2016 - 05:51

Essai. Les velléités de domination de l’Occident sur l’Orient continuent de se perpétuer en une série de désastres. Des fiascos qui démontrent que le premier n’a toujours pas compris le second et ont notamment enfanté Daech.

Metin Arditi

Depuis bientôt cent ans que l’Empire ottoman a signé l’armistice sur l’île grecque de Lemnos, le 30 octobre 1918, les velléités de domination occidentale sur l’Orient continuent de se perpétuer en une cascade d’échecs retentissants. A leur lumière, si j’ose dire, un double constat s’impose. L’Occident n’a toujours pas compris l’Orient. Et à la racine de cette incompréhension se trouve le mépris qu’il a toujours eu pour la région et ses habitants. Il suffit d’observer les attitudes qui furent les siennes durant ce siècle pour comprendre cet interminable fiasco.

1. L’impudence. En juin 1916, alors que l’Empire ottoman en avait encore pour deux ans et demi de vie, les Alliés signaient les Accords Sykes-Picot, du nom des deux diplomates auxquels avait été confiée la tâche de dépecer une terre qui n’était pas la leur. A la France allait l’administration directe du Liban et de la Cilicie. Deux zones arabes étaient créées, dites A et B, appelées sans vergogne «zones d’influence», l’une au bénéfice de la France, regroupant le nord de la Syrie actuelle et la province de Mossoul, l’autre au bénéfice de l’Empire britannique, comportant le sud de la Syrie actuelle, la Jordanie actuelle et la future Palestine mandataire. Le Koweït actuel et la Mésopotamie passaient sous administration directe de la Grande-Bretagne. Enfin, une cinquième zone serait confiée à une administration internationale. Ainsi, deux ans et demi avant d’installer leur pouvoir sur ces territoires immenses qui leur étaient étrangers tant par la distance qui les en séparait que par la civilisation, l’Europe découpait l’Orient comme il l’aurait fait d’un animal certes moribond, mais bel et bien vivant.

2. La dissimulation. Signé en 1916 avec l’aval de la Russie tsariste, l’accord censé rester secret était découvert en 1917 par la Russie révolutionnaire. Celle-ci en informait le pouvoir ottoman, qui passa l’information au chérif de La Mecque, Hussein, à qui les Britanniques avaient pourtant promis, en 1915, un grand royaume arabe…

3. La captation. En novembre 1917, une pleine année avant la chute de l’Empire ottoman, la Grande-Bretagne signait la Déclaration Balfour, qui tenait lieu de promesse en vue d’établir, en Palestine, un Foyer national juif. Si l’intention était louable dans la recherche d’une solution à l’errance du peuple juif, la Déclaration Balfour promettait à une communauté malmenée une terre qui n’appartenait à la Grande-Bretagne ni de près ni de loin. Elle le faisait sans la moindre consultation des populations locales de la Palestine: pour les Anglais, le droit des peuples à l’autodétermination se comprenait dans l’unique hypothèse de se mettre sous leur tutelle. A défaut, c’étaient des Levantins et ils ne méritaient que le mépris.

4. Le marchandage de populations. En avril 1920, alors que la Conférence de San Remo légalisait les Accords Sykes-Picot, la Grande-Bretagne recevait des Français une sorte de bonus: la ville de Mossoul lui était attribuée en échange d’une participation aux bénéfices pétroliers du bassin de Kirkouk… On ne saurait être plus délicat du sort des peuples.

5. L’insulte frontale. Le mandat de la Société des Nations stipulait sans vergogne que la mission des Etats «mandataires», terme à l’évidence plus élégant que celui d’Etat colonial, était de mener les peuples soumis «jusqu’à leur majorité». La mission confiée à la France et à l’Angleterre telle qu’elle ressortait de l’article 22 du Pacte de la Société des Nations, explicitait que, ces peuples n’étant pas capables «de se diriger eux-mêmes dans les conditions extrêmement difficiles du monde moderne», il était convenu de «confier la tutelle de ces peuples aux nations qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et consentent à l’accepter». Ces trois derniers mots ont toute leur saveur: il convenait au colonisé de remercier son colonisateur qui acceptait de dépouiller sa terre de ses richesses. Oui, vraiment, le cynisme des Alliés à l’égard de ceux dont ils se déclaraient les protecteurs était sans limites.

6. Le romantisme incompétent. Lawrence d’Arabie jouait lui aussi la carte britannique contre la Turquie. Qu’il le fît en tant que citoyen de Grande-Bretagne, voilà qui était naturel. Mais qu’il prétende le faire par attachement au peuple arabe montre bien à quel point lui non plus ne comprenait pas où se trouvait l’intérêt des habitants de la région: les Ottomans partageaient avec les Arabes un mode de vie, une religion, et très majoritairement une langue. En estimant qu’il pouvait faire confiance aux siens qui, plus tard, allaient trahir la nation arabe, Lawrence «d’Arabie» (je m’impose ces guillemets) montrait qu’en définitive, il ne comprenait ni les uns ni les autres.

Que des attitudes effrontément colonialistes mènent tôt ou tard à des désastres politiques, voilà qui est naturel. Mais qu’une fois les habits du colon rangés, les désastres politiques se perpétuent, cela interpelle. C’est pourtant ce qui s’est passé un siècle durant. L’Occident s’est comporté à l’égard de l’Orient comme le propriétaire d’une esclave qui estime qu’elle lui doit tout, et qu’il ne lui doit rien. Pis: la myopie de l’Occident n’a fait qu’augmenter, en une suite ininterrompue de décisions calamiteuses. Ce fut d’abord l’invasion de l’Irak, qui a enfanté Daech et l’islamisme salafiste. A cette guerre, fondée sur le prétexte cynique des «armes de destruction massive», succédèrent plusieurs fiascos, certains d’une ampleur encore plus grande, comme en Syrie, où les puissances occidentales continuent de changer de stratégie et d’alliance à chaque nouvelle lune, mais aussi en Egypte, en Libye…

Hier il fallait abattre Bachar el-Assad, aujourd’hui on décide de le garder. Hier la France refusait de livrer des Mistral dûment commandés et payés par la Russie, aujourd’hui elle fait alliance avec elle. Les Etats-Unis ont poursuivi une guerre de containment, dont la doctrine était fondée sur le principe des frappes aériennes périphériques, sans avoir à fâcher ses alliés de toujours, la Turquie et l’Arabie saoudite qui, elles, soutenaient Daech… On connaît le résultat de cette politique.

Comment expliquer de tels désastres? Sans doute en partie par le sentiment de grande supériorité qui a toujours été celui de l’Occident à l’égard de l’Orient, à tel point que les textes des accords internationaux n’essayaient même pas de le masquer. A leurs yeux, les peuples d’Orient n’ayant pas encore atteint «leur majorité», ils étaient inaptes à gérer leur destinée. Sans doute que ce sentiment, pour méprisant qu’il fût, était sincère, fondé sur une incompréhension profonde de la civilisation orientale. De Gaulle avait écrit dans ses Mémoires de guerre ces mots lourds de sens, venant d’un homme d’Etat: «Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples.» Joseph Kessel, dans son très court texte intitulé En Syrie, a sans doute le mot qu’il faut pour nous aider à déchiffrer ce qui semble indéchiffrable: «J’aime l’Orient, et c’est là ma seule excuse d’en vouloir parler. Car je le connais mal.» Plus loin, il ajoute: «On ne va pas à lui. Il faut qu’il vienne à vous, et pour cela il faut du temps.»

Une différence au moins rend la compréhension de l’Orient difficile: sa pluralité. Ses sociétés ont très longtemps été plurielles. Pauvres souvent, mais toujours complexes. C’était là leur marque. Jusqu’au début du XXe siècle, juifs, musulmans et chrétiens vivaient en paix dans un Jaffa sous domination ottomane. Plus, même: ils cohabitaient, partageaient mariages, baptêmes et bar-mitsvah. A Beyrouth ou à Bagdad régnait la même harmonie. Il en reste quelques traces, encore, comme j’ai pu le constater à un récent déjeuner à Bethléem où, invité par une famille locale, j’ai compté: dix à table, et six religions.

Insaisissable Orient… Comme en musique: alors qu’une symphonie de Beethoven est structurée, avec toujours un début, un développement et une fin, la musique orientale s’étire à l’infini. Oui, l’Orient échappe au rationnel Occident… Ses valeurs découlent d’une histoire faite d’exils, d’arrachements et d’instincts de vie. On s’accroche à ce qui est là, sans illusion pour le lendemain, car on a si souvent perdu sa maison et le reste. Alors on partage avec qui l’on croise sur son chemin, et l’on vénère ses parents plus que ses ancêtres. Chaque père est l’aristocrate de ses enfants, et son prénom leur tiendra lieu de patronyme. On s’appellera Moussa ben Daoud, Moïse fils de David, car, oui, on accueille aussi les prophètes des autres. L’âge est une dimension sacrée. Il n’y a pas un mot pour désigner frère, en turc, mais bien deux: âbi pour l’aîné et kardesh pour le cadet. A l’un on doit le respect, à l’autre la protection. Et âbi, en arabe, veut dire père. Tout est dit.

L’Occident a fonctionné longtemps sur un mode radicalement différent: Cujus regio, ejus religio. Sur ce principe qui permettait au prince d’imposer sa religion à ses sujets fut conclue la paix d’Augsbourg. Et à cette règle du Saint-Empire protestant faisait écho, dans les royaumes catholiques, celle de la primauté papale. Il est vrai que c’était il y a longtemps.

Les choses vont-elles changer, enfin? Rien n’est moins sûr. Les moyens de communication en ligne rendent la pensée fébrile, et cela vaut en politique. Une stratégie doit être immédiatement efficace, et voilà qu’elle se transforme en opportunisme, habillé de mots creux. Les médias américains se moquent de Donald Trump, mais enfin il est là, candidat le mieux placé, et de loin, à l’investiture du parti le plus puissant des Etats-Unis. Ce qu’il préconise pour lutter contre l’Etat islamique – le refus d’entrée aux Etats-Unis des personnes de religion musulmane – et le soutien dont il continue de bénéficier auprès de l’opinion publique républicaine effraient. Ils révèlent l’indigence d’une pensée, mais surtout l’absence d’une culture.

Peut-être faudrait-il creuser cette piste. L’enseignement systématique, obligatoire, approfondi, des cultures du monde. L’exposition à d’autres civilisations. L’apprentissage d’une cohabitation avec d’autres valeurs. De toutes les armes, la culture restera toujours la plus forte.

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Luisa Ricciarini / Leemage
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