Récit. Les intuitions de son fondateur valaisan ont révolutionné l’hôtellerie, dans ses salons s’est joué un pan d’histoire moderne. Le Ritz de Paris rouvre bientôt. Flash-back.
«Quand on est à Paris, la seule bonne raison pour ne pas descendre au Ritz est le manque d’argent», a dit Ernest Hemingway. Parmi les artisans de la légende de l’établissement, l’écrivain américain est le plus prolixe. Il y en a d’autres. Le premier d’entre eux est Oscar Wilde, écœuré par la modernité de cet hôtel révolutionnaire qui propose, dès 1898, l’eau courante et une salle de bains dans chaque chambre: «Qui peut bien vouloir d’une cuvette fixe pour se laver dans sa chambre? Moi pas. Cachez donc cette chose. Je préfère sonner pour qu’on m’apporte de l’eau quand j’en ai besoin.» Protagoniste d’une page plus sombre de la saga du Ritz, il y a aussi Claude Auzello, courageux directeur durant l’Occupation. A l’issue du procès de Nuremberg, il lâche, imperturbable: «Nous avons perdu douze clients réguliers.»
Le Ritz de Paris, c’est la quintessence du luxe à la française, un monument de l’histoire de l’hôtellerie et une scène ouverte de l’histoire tout court. Renaîtra-t-il dans toute sa splendeur? Prévue pour la mi-mars, sa réouverture, après quatre ans d’une rénovation annoncée comme la plus ambitieuse de son histoire, a ravivé cet espoir. Mais un incendie s’y est déclaré en janvier, alors que les travaux se terminaient. Il faudra patienter jusqu’en juin pour voir. Enjeu du lifting: répondre aux exigences du label «palace» tout en résistant à la standardisation. «Le Ritz, c’est l’histoire et c’est l’émotion, dit Michel Rochat, qui dirige l’Ecole hôtelière de Lausanne. C’est aussi l’innovation. Le style classique de la décoration devrait être préservé, allié à des aménagements ultramodernes. Thierry Despont, qui soigne la décoration, a fait des merveilles au Carlyle de New York et au Dorchester de Londres.» Tous les espoirs sont permis.
Un pan d’Histoire
En attendant, plusieurs livres et un film permettent de plonger dans cette «légende» qui mérite mal son nom. Car quand on dit «légende», on dit affabulation. La véritable histoire du Ritz n’en a pas besoin, elle est romanesque à souhait. Elle raconte d’abord l’incroyable trajectoire de César Ritz, treizième enfant d’un président de commune de la vallée de Conches, devenu un formidable entrepreneur et un visionnaire de la modernité. Elle se poursuit avec l’explosion créatrice de la Belle Epoque, la nouba des années folles, le champagne amer de l’Occupation, la gueule de bois de l’après-guerre. Tout un pan d’histoire où Paris a été le phare de la modernité et le centre du monde.
Or, ce centre avait une scène, le Ritz, où se jouait l’essentiel de la pièce. L’hôtel de la place Vendôme a vu défiler Marcel Proust et les surréalistes, Scott Fitzgerald et Marlène Dietrich, Ingrid Bergman et Robert Capa (dans le même lit). Pendant l’Occupation, alors que les autres hôtels étaient purement et simplement réquisitionnés, il a joui d’un statut spécial grâce à sa direction suisse. Les «hôtes» allemands, Göring en tête, y ont sablé le champagne avec la fine fleur de la collaboration chic et organisé, au dessert, le pillage artistique de la France.
Mais c’est aussi au bar du Ritz que la résistance allemande a conspiré contre Hitler, sous l’œil imperturbable et complice du barman Franck Meier. Tandis que les ultramodernes placards des chambres des étages supérieurs se révélaient bien utiles pour cacher les fuyards. Ce pan d’histoire digne du plus glamour des films noirs est magistralement raconté dans le livre d’une professeure américaine sorti en 2014, 15, place Vendôme. Le Ritz sous l’Occupation (1).
La vie de César Ritz, elle, a fait l’objet, en 2008, d’un beau documentaire de Frank Garbely que la RTS, coproductrice, rediffusera le 13 mars (2). Elle s’offre aussi, en version (à peine) romancée, dans un livre fraîchement sorti de la Franco-Suisse Pauline-Gaïa Laburte, Ritzy (3). Sans être un joyau de créativité littéraire, l’ouvrage donne la mesure de la révolution lancée par cet enfant des montagnes, génie hors sol dépourvu de culture livresque mais doté d’une perçante intuition.
Le pionnier venu du Valais
Le premier patron de César Ritz, directeur d’hôtel à Brigue, déclare au jeune homme qu’il n’a aucun avenir dans le métier. Pas découragé, le Valaisan part, à 17 ans, pour Paris et se fait serveur à l’Exposition universelle de 1867. Dix ans plus tard, il est déjà directeur du Grand Hôtel de Monte-Carlo, et bientôt aussi du Grand Hôtel National de Lucerne. Son meilleur client, le prince de Galles, donne le ton: «Where Ritz goes, we shall follow!»
Car César Ritz est devenu une «marque» avant même d’ouvrir son propre établissement: sur la Côte d’Azur émergente en hiver, dans les montagnes suisses en été, toute une élite, de naissance ou d’argent, s’initie à la pendularité saisonnière. Bientôt flanqué de son alter ego créatif, le cuisinier Auguste Escoffier, Ritz réussit à attirer les aristocrates habitués jusque-là à «descendre» les uns chez les autres. Il séduit aussi la clientèle d’avenir des riches étrangers, il mise sur les femmes: dîner dans un lieu public sans être une cocotte, ça devient tendance, puisque ça se passe «chez Ritz».
Les clés de cette réussite? D’abord un cadre fonctionnellement d’avant-garde. Le premier hôtel dont César Ritz est à la fois le propriétaire et le concepteur, celui de la place Vendôme, inaugure une série d’innovations qui feront école: chaque chambre est dotée, outre de l’eau courante, de l’éclairage électrique (indirect, pour ménager le teint des femmes), du téléphone (pour les chambres de maître), de tapis bord à bord. Surtout: les murs sont peints et les tentures allégées. Ennemi de la poussière et des microbes, Ritz est un pionnier de l’hygiène, comme son compère Escoffier en est un de la diététique. Le palace rénové accueillera une école de cuisine en hommage au grand chef.
Paradoxe apparent: pour la décoration de son palais d’avant-garde, Ritz renonce aux courbes à la mode de l’art nouveau et opte pour un mélange de styles classiques: Louis XVI, Régence, Empire. L’hyperfonctionnalité habillée de tradition, c’est la marque de fabrique du 15, place Vendôme.
«Une leçon de management»
Ajoutez à cela la perfection du service. «La grande force de César Ritz, dit Michel Rochat, c’est d’avoir valorisé son personnel autant que ses clients. C’est une leçon de management valable encore aujourd’hui.»
L’autre atout du génial Valaisan est d’avoir perçu l’ennui qui accablait ses riches clients et d’avoir eu l’idée de leur offrir du divertissement. Soirées dansantes, veillées près du feu, boating parties. Mais le GO haut de gamme peut pousser l’audace créative bien plus loin: il inonde la cour du Savoy de Londres pour y faire dériver des gondoles vénitiennes. Il plante des vignes entre les tables au Grand Hotel Salsomaggiore pour permettre aux clients de cueillir eux-mêmes leur raisin avec des ciseaux en or. Place Vendôme, il transforme une salle en serre tropicale et le jardin en banquise du pôle Nord. L’époque veut de l’extravagant et de l’extraordinaire. César Ritz invente l’événementiel. Et avec lui le plan com: le lendemain, les journaux ne parlent que de «ça».
En parleront-ils encore demain? Autour de la place Vendôme, la concurrence s’est intensifiée. Mais les mânes de César Ritz peuvent reposer tranquilles: il y a du Ritz dans tout grand hôtel.
(1) «15, place Vendôme. Le Ritz sous l’Occupation». De Tilar Mazzeo. La Librairie Vuibert, 2014.
(2) «Ritz». RTS Deux, 13 mars, 22 h 15.
(3) «Ritzy». De Pauline Gaïa-Laburte. Albin Michel.