Décodage. Au premier rang de la lutte contre la réhabilitation du Musée d’art et d’histoire de Genève ou de la vente des cures vaudoises, Patrimoine suisse est perçu comme une force réactionnaire qui idéaliserait trop le passé. Malgré sa propension au dialogue avec les autorités.
«Le ton s’est durci», soupire Sami Kanaan. Le magistrat en charge de la Culture à la Ville de Genève évoque ici ses relations avec Patrimoine suisse qui, par l’entremise de sa section genevoise, mène le combat contre la rénovation et l’extension du Musée d’art et d’histoire. Ce projet à 132 millions de francs est si vivement contesté à Genève qu’il sera l’objet d’une votation municipale le 28 février. Le front des opposants est bigarré, réunissant aussi bien l’extrême gauche que l’extrême droite, ainsi que divers gardiens du passé.
Patrimoine suisse est à l’origine du refus de voir ce bâtiment historique «saccagé» par la proposition de l’architecte français Jean Nouvel. Dès 2007, l’association de défense du patrimoine bâti attire l’attention de la Ville sur «l’impact inacceptable du projet». Avant de recourir en 2011, en 2013 et en 2015 contre des autorisations de construire ou un classement du musée. Patrimoine suisse est également à l’origine, avec d’autres groupements, du lancement du référendum qui, fort de ses 6000 signatures, sera soumis à votation à la fin du mois.
Un lobby écouté
Que cette énergique défense de la culture architecturale, en l’occurrence un musée encyclopédique ouvert en 1910, soit le fait de la section genevoise de Patrimoine suisse ne change pas grand-chose à l’affaire. Comme le souligne Robert Cramer, président de l’antenne genevoise, aucune action locale ne saurait être entreprise sans le plein soutien de l’association faîtière. Créée en 1905, celle-ci compte 25 sections cantonales et 27 000 membres et donateurs. Un poids lourd de la défense patrimoniale, un lobby écouté, largement apprécié. Pour ses sauvegardes d’édifices en péril, mais aussi ses prix (Wakker pour l’aménagement territorial, Schulthess pour l’art des jardins). Ou encore ses guides populaires sur les plus beaux musées, hôtels, cafés ou bâtiments des années 1960-1975.
Reste que l’actualité genevoise ou vaudoise, avec la vente des cures du canton, montre un autre visage de Patrimoine suisse. Pour ses critiques, l’association est tellement arc-boutée sur ses idéaux conservatoires qu’elle en devient une force réactionnaire dont la seule ambition, ou le seul effet, est de mettre le passé sous cloche.
Cloche? Le mot fait tinter Robert Cramer: «Ce reproche est infondé! Une centaine de recours contre des constructions sont déposés à Genève chaque année. La majorité d’entre eux proviennent de voisins ou propriétaires mécontents. Nous, nous ne recourons en moyenne qu’une fois par année. Et le référendum, ce rapport de force avec les autorités, est un outil que nous n’empoignons en gros qu’une fois par génération. Autant dire que notre activité procédurale est insignifiante. Notre mission, ce n’est pas de bloquer. Mais de protéger et mieux faire découvrir notre patrimoine construit.»
Pas en odeur de sainteté
«Mettre les villes et campagnes sous cloche? Mais comment? rétorque Philippe Biéler, président de Patrimoine suisse. Nous sommes une association privée. Nous n’avons aucun pouvoir. Nos succès sont assurés grâce à la justice et à la volonté du peuple. Je sais bien que nous ne sommes pas en odeur de sainteté auprès des milieux politiques, à droite comme à gauche. Mais il ne faudrait pas nous attribuer les compétences que nous n’avons pas. Nous sommes les avocats des pierres: à nous de les défendre avec les moyens qui sont les nôtres.»
Tel n’est pas l’avis de tout le monde. «Le combat de Patrimoine suisse Genève est devenu obsessionnel, juge Sami Kanaan. Naguère, l’association était dure en affaires. A raison. Trop d’excès destructeurs ont été commis à Genève entre les années 1950 et 1970, au détriment du patrimoine. Tout se passe comme si, aujourd’hui, le balancier était passé dans l’excès inverse, celui du blocage, de l’absence de dialogue.»
Ce dernier grief est exactement celui adressé au Conseil administratif de Genève par le président de Patrimoine suisse: «Je prône toujours la culture de la concertation, plaide Philippe Biéler. Mais c’est dur à Genève, une ville à la forte culture de confrontation. Cette faible ouverture au dialogue me frustre. Un exemple: lorsque le Conseil municipal a voté un crédit pour une étude alternative au projet Nouvel, le Conseil administratif n’a donné aucune suite. Rien!»
«C’est faux, répond Sami Kanaan. Nous avons mené une étude, au coût de 300 000 francs, pour évaluer le potentiel d’une extension alternative du Musée d’art et d’histoire sur la butte de l’Observatoire. Or cette idée est irréaliste. Elle aurait eu pour conséquence de raser un espace vert protégé en vieille ville, de plus occupée par les Services industriels, sans doute riche en intérêt archéologique, dont le gain en espace pour les collections du musée aurait été bien en deçà de ce que nous proposons.»
«Cela dit, tout dialogue n’est pas rompu avec Patrimoine suisse, poursuit Sami Kanaan. Nous avons prévu de nous revoir après la votation, quelle qu’en soit l’issue. Mais je suis d’autant plus déçu de l’attitude actuelle de cette association que, précisément grâce à la concertation, nous avons déjà fait des concessions. Le premier projet Nouvel prévoyait le remplissage de la cour intérieure du musée, ce lieu sinistre aux fenêtres obstruées, sans fonction récréative. Issu du dialogue, un nouveau projet a revalorisé cette cour, l’a mise en lumière et lui a conféré une fonction d’accueil pour les publics, ce qui m’importe beaucoup en tant que magistrat en charge des musées genevois. Aujourd’hui, si deux classes arrivent ensemble au musée, c’est le chaos!»
Autant dire que la culture du compromis prônée par Patrimoine suisse se lézarde du côté de Genève. Dans le canton voisin, ce n’est pas mieux. L’été dernier, le Conseil d’Etat vaudois décidait de se séparer de vingt de ses cures réformées, magnifiques bâtiments aux volets striés de vert, construits pour certains d’entre eux à la fin du XVIe siècle. Le canton argue que ces cures sont vides ou occupées par des locataires sans liens avec l’Eglise vaudoise. Même celle-ci admet qu’une centaine, sur environ 150 au total, suffirait à ses besoins.
Patrimoine suisse réplique que, contrairement à une vente précédente, ces cures sont classées au recensement architectural. Et que leur répartition homogène sur le territoire cantonal forme un ensemble patrimonial unique en Suisse, voire en Europe. Ancien conseiller d’Etat vaudois lui-même, Philippe Biéler a beau tresser des louanges à la collaboration entre son association et le canton, la pilule des cures ne passe pas: «C’est une rupture totale par rapport à un passé où le canton entretenait ces cures avec soin, légitimement fier de cet unique héritage. Or mettre ces cures en mains privées, ou aux communes, c’est courir le risque d’une lente détérioration de ce patrimoine, marqueur des villages vaudois. Il faut les préserver, quitte à les louer aux conditions du marché.»
Ouvrir la porte au copinage
Au Conseil d’Etat, Pascal Broulis, n’est pas de cet avis: «Louer ce type de patrimoine reviendrait à créer une tension sur les prix, ou à ouvrir la porte au copinage. Il s’agit d’abord de le vendre aux communes, aux paroisses ou en dernier recours à des privés. Lesquels seront accompagnés par nos services pour que la bonne préservation des bâtiments soit assurée.»
Pascal Broulis s’exprimait sur cette épineuse question à l’occasion de la visite récente du chantier de rénovation du Parlement et du château Saint-Maire à Lausanne. Mais l’annonce que Patrimoine suisse maintenait une opposition ferme à la vente des vingt cures vaudoises l’a amené à s’exprimer sur cet autre objet patrimonial. «Ne rien pouvoir faire, c’est le tuer, ce patrimoine!» a-t-il ajouté, contrarié par la détermination de Patrimoine suisse. Et par l’inefficacité, pour l’heure, de sa propre pratique énergique du dialogue. Celle qui consiste à voir un à un, dès 6 h 30 du matin, tous les opposants à ses projets cantonaux, comme il l’avait fait pour le projet Rosebud de reconstruction du Parlement, un temps menacé par un référendum.
Ainsi, un abîme demeure entre la nécessité d’avoir des repères identitaires et la contrainte d’une adaptation aux normes fonctionnelles du XXIe siècle. Deux visions culturelles qui semblent pour l’heure irréconciliables.