Marie Maurisse et François Pilet
Décodage. BlackRock, Vanguard, GPFG… Ces fonds d’investissement étendent leurs tentacules en Suisse, au risque de déstabiliser notre économie. Leur progression est moins visible que l’arrivée des milliardaires chinois, mais bien plus massive.
La Suisse n’est pas une île. Profondément ancrée dans la mondialisation, elle investit massivement à l’étranger: fin 2014, elle revendiquait 1056 milliards de francs hors de ses frontières, selon les chiffres de la Banque nationale suisse (BNS). Mais notre pays intéresse aussi de plus en plus les investisseurs étrangers. Selon le cabinet américain AT Kearney, qui publie chaque année un classement reconnu sur le sujet, la Suisse occupe le 14e rang des pays les plus attractifs. Ses atouts? «Son infrastructure de classe mondiale et son environnement d’affaires très compétitif», relèvent sobrement les experts.
En 2014, les investisseurs étrangers possédaient 756 milliards de francs en Suisse, note la BNS, dont pratiquement la totalité en participation dans des entreprises du pays. Cette manne financière a rapporté 64 milliards de francs en 2014, contre 31 milliards en 2013. De bon augure? Tout en applaudissant des deux mains l’intérêt des groupes étrangers pour l’économie suisse, les spécialistes soulignent qu’il est toujours délicat de voir son pays exproprié des entreprises qu’il a créées de ses propres mains. D’autant que les rachats ou les participations étrangères dans les industries suisses ne sont pas toujours rendus publics.
Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les Qataris ou les Chinois qui sont les plus présents en Suisse. Ce sont d’abord les Américains, qui représentaient en 2014 40% des investisseurs étrangers, si l’on se fie aux statistiques de la BNS selon l’investisseur final, c’est-à-dire sans tenir compte des pays par lequel transite parfois l’opération, comme le Luxembourg ou les Pays-Bas. Les Etats-Unis sont-ils en train de manger la Suisse? Ils possèdent en tout cas près de 47% du capital-actions de Novartis, soit plus que la Suisse elle-même.
Mais s’ils sont largement majoritaires chez nous, c’est surtout à cause des fonds d’investissement gigantesques que sont The Vanguard Group et BlackRock. Ce dernier est le gestionnaire le plus important au monde avec 4600 milliards de dollars d’actifs. En Suisse, il possède notamment 3,7% des parts de Nestlé et 5% de celles d’UBS. Quant à Vanguard, il a étendu son emprise en terre helvétique et représente actuellement environ 3% du capital des entreprises cotées au SMI, le Swiss Market Index. Une prise de pouvoir qui ne fait que commencer: dans une interview publiée sur le site de Vanguard, Jacques-Etienne Doerr, qui pilote les investissements suisses du fonds américain, expliquait que «la Suisse est un marché important pour Vanguard».
Fonds d’investissement puissants
Il est un autre fonds qui, à petits pas, très discrètement, vient mettre le nez dans notre économie. C’est un fonds d’Etat, celui de la Norvège, qui a choisi de dépenser habilement ses revenus tirés du pétrole, pour le compte de la société civile. Ce fonds souverain, le Government Pension Fund-Global (GPFG), est le plus grand du monde avec 878 milliards de dollars d’actifs en 2014. En Suisse, il détient désormais plus de 5% de Credit Suisse, plus de 3% d’UBS, 2,7% de Nestlé, ainsi que 2% de Novartis et 2% de Roche. La Norges Bank, la banque centrale du pays, est chargée de sa gestion. Il possède également environ 3% des parts de Zurich Assurances, de Valora (commerce), la banque Julius Bär, Georg Fischer (industrie mécanique) et Ascom (télécommunications).
Faut-il craindre la mainmise des Norvégiens sur nos entreprises? Jérôme Schupp, analyste à la banque Syz, explique que de tels investissements sont «passifs: les Norvégiens ne veulent pas prendre le contrôle de notre économie, mais réaliser des investissements lucratifs dans des secteurs qui correspondent à leur philosophie». Pour autant, ces fonds ne sont pas inoffensifs. S’ils ne mettent pas la pression directement sur les entreprises dont ils sont actionnaires, leur poids est si énorme qu’ils peuvent, à eux seuls, faire vaciller le marché.
Cette menace est moins tangible que la peur de voir débarquer des armadas d’hommes d’affaires chinois sur notre sol. Mais, au final, les fonds d’investissement américains ou norvégiens sont bien plus puissants que le plus riche des Pékinois. Le raisonnement est le même en ce qui concerne le fonds du Qatar. Cet émirat n’achète pas seulement des hôtels de luxe en Suisse. Son fonds souverain détient par exemple 5% de Credit Suisse et plus de 8% de Glencore. Au total, les investissements qataris en Suisse sont si minces qu’ils ne sont pas mentionnés dans les chiffres de la BNS. Mais, pour l’analyste Jérôme Schupp, le danger n’en est pas moins grand. «Ces fonds du Golfe ont besoin de liquidités à la suite de la baisse des prix du pétrole et vendent en ce moment leurs actions sur les marchés financiers», note-t-il. Cela a de quoi déstabiliser les grands groupes suisses qui dépendent de plus en plus du portemonnaie des Qataris.