Frédéric Koller
Essai. Et si l’Union européenne disparaissait? Un scénario qui ne paraît plus aussi impensable. En voici les principales étapes.
La fin de l’Union européenne? Imaginons ce scénario: le 23 juin 2016, les Britanniques votent de justesse en faveur d’une sortie de l’UE. C’est le choc sur le continent. Pour la première fois, comme le permet l’article 50 du Traité de Lisbonne, un Etat s’engage vers une sortie de l’Union. Et l’impensable se produit, le choix des Britanniques provoque un effet domino. La Suède, le Danemark et les Pays-Bas leur emboîtent le pas. En Hongrie, un référendum contre les réfugiés condamné par Bruxelles provoque à son tour un départ, la République tchèque et la Slovaquie suivent, puis la Pologne.
C’est ensuite l’Autriche qui offre un triomphe au Parti de la liberté élu sur une plateforme anti-européenne. Voyant le Nord et l’Est se déliter, l’Allemagne préfère prendre les devants et abandonner à son tour une Union qui ne répond plus à ses besoins. Le plus grand pays ayant fait défection, c’est l’ensemble qui s’écroule.
Alors qu’en cette année 2017 l’Europe devait célébrer le 60e anniversaire de la signature du Traité de Rome, le texte fondateur de la Communauté économique européenne, on assiste dans l’impuissance et les déchirements à la fin d’un rêve – pourtant en grande partie réalisé. Les chefs d’Etat restants, réunis à Bruxelles, n’ont plus d’autre choix que d’acter le divorce final.
De la science-fiction? Depuis quelques mois, face au cumul sans précédent des crises, de plus en plus de personnalités politiques pensent l’impensable: la désintégration de l’UE. François Hollande, Federica Mogherini, Werner Faymann, Guy Verhofstadt, parmi d’autres, ont brandi cette menace. Face aux droites populistes, dont le discours anti-européen est au cœur de leur logiciel, les grands partis traditionnels sont bien obligés d’admettre que la perpétuation de l’UE n’a plus rien d’irréversible. «Compte tenu des défis mondiaux auxquels est confrontée l’Union européenne, une nouvelle ère s’ouvre à présent, expliquait la semaine dernière Emmanuel Macron à l’hebdomadaire Die Zeit. Si l’Europe ne réagit pas, elle disparaîtra.»
Et si l’UE disparaissait, cela voudrait dire quoi?
Commençons par le plus simple: l’UE, ce sont 28 Etats qui mettent dans un pot commun environ 1% de l’ensemble de leur richesse (PIB). En 2015, le budget géré par Bruxelles était de 145 milliards d’euros (un peu moins que celui de la Belgique). Cette somme est pour l’essentiel répartie comme suit: 6% pour l’administration, 46% pour les fonds structurels (aide aux régions et soutien à l’économie), 41% pour l’agriculture, la fameuse PAC dont bénéficient principalement des pays comme la France, la Pologne ou la Grèce, mais aussi le Royaume-Uni. Ajoutons que 1,6 milliard d’euros est consacré à Erasmus, le programme de mobilité des étudiants, et 10 milliards aux programmes de recherche.
Dans l’UE, il y a les contributeurs nets: 9 Etats, l’Allemagne arrivant en tête avec près de 20% du budget devant la France, la Suède étant la plus sollicitée (253 euros par habitant). Et les bénéficiaires, c’est-à-dire tous les autres Etats, les Luxembourgeois étant les principaux gagnants de cette redistribution, puisque ce sont eux qui touchent le plus d’argent communautaire par habitant. La disparition de l’UE, ce serait d’abord la fin de ce principe de solidarité ou de mutualisation.
Deuxième conséquence: le retour des frontières et l’abolition de la libre circulation. Les Accords de Schengen font partie de l’acquis communautaire depuis 1999, ils garantissent ces quatre libertés: la circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes. Ils sont associés au règlement de Dublin censé harmoniser la gestion de l’asile. Théoriquement, Schengen pourrait survivre à une disparition de l’Union, quatre Etats non-membres de l’UE étant membres de l’espace de libre circulation, dont la Suisse.
Mais c’est précisément l’échec actuel de Dublin, face à l’afflux de réfugiés, et par conséquent de Schengen, qui cristallise les critiques contre Bruxelles. La disparition de l’UE se traduirait logiquement par un retour aux frontières nationales, au système des douanes, aux barrières commerciales. C’est par conséquent tout le système d’harmonisation des normes qui serait remis à plat, chaque pays regagnant sa souveraineté.
Troisième effet direct, la disparition de l’euro, la monnaie unique partagée par 19 Etats de l’UE. A vrai dire, les traités ne prévoient pas de procédure pour sortir de l’euro comme l’a montré le cas grec. Mais la fin de l’UE signifierait inévitablement le retour aux devises nationales, au contrôle des changes, un processus qui pourrait durer plusieurs années selon les capacités des Etats à imprimer de la monnaie. Avec la fin de la monnaie unique, c’est la Banque centrale européenne et la politique monétaire commune qui s’effacent au profit des banques nationales et la tentation d’une dévaluation compétitive des monnaies.
Le budget, la libre circulation, l’euro et la politique monétaire, voilà l’essentiel de la politique communautaire. Mais l’UE se fonde sur deux autres piliers, restés largement interétatiques ceux-là, qui engagent la politique étrangère et de sécurité d’une part, et la coopération policière et judiciaire d’autre part. La disparition de l’UE signifie la fin de l’embryon de diplomatie partagée; quant à la défense, elle sera renationalisée ou, pour les Etats les plus faibles, un peu plus soumise à l’Otan.
À quel prix?
L’abolition de l’Union? Se pose aussitôt la question de son coût. Les économies pour chaque Etat seraient somme toute assez faibles si l’on a en tête que le budget de l’administration européenne représente moins de 9 milliards d’euros par an. A l’inverse, les dépenses liées à un retour à une devise nationale et à une probable guerre des monnaies, à la reprise de compétences autrefois communautaires, à l’abandon des économies d’échelle, au retour des douanes et des barrières commerciales, seraient considérables, même si difficiles à évaluer.
Le FMI, le Trésor britannique et l’OCDE ont récemment publié des études sur l’effet économique d’un Brexit: il en coûterait de 3 à 7% du PIB sur la décennie à venir, selon les scénarios plus ou moins pessimistes. Un petit groupe d’économistes pro-Brexit prétend au contraire que cela se traduirait par un gain de 4% du PIB. De son côté, la fondation allemande Bertelsmann a commandité une étude sur les pertes liées à un abandon de l’espace de libre circulation de Schengen. Résultat: les pays de l’UE perdraient au minimum 470 milliards d’euros sur une période de dix ans.
Mais le coût le plus important d’un abandon de l’UE est par définition non quantifiable, puisqu’il s’agit de la confiance. Celle des marchés (donc des prêteurs) d’abord, qui serait ébranlée et provoquerait une envolée des taux d’emprunts des Etats. Plus généralement, on assisterait à la perte de confiance envers un continent qui retournerait à l’instabilité juridique, à l’imprévisibilité en matière de sécurité et à son affaiblissement sur la scène internationale. Là, tout le monde serait perdant.
«Depuis le traité de Lisbonne, le degré d’intégration est tel qu’il est impossible d’envisager une déconstruction qui se ferait du jour au lendemain. Il faudrait compter une décennie de transition, estime Frédéric Esposito, politologue au Global Studies Institute de l’Université de Genève. L’intégration a généré des pratiques administratives et des compétences qu’il sera difficile de réaffecter. Il y a une forme de dépendance.»
Se posera alors la question de la façon de quitter l’UE. Techniquement, comment fait-on? Reprenons l’exemple du Brexit. Le premier ministre David Cameron a prévenu qu’un oui entraînerait aussitôt le recours à l’article 50 du Traité européen. Celui-ci prévoit un délai de deux ans pour négocier une sortie, un temps très court quand on sait que 80 000 pages d’accords européens devront être remise à plat, avec le risque de créer un vide légal. Une prolongation de ce délai ne pourrait intervenir qu’avec l’aval des 28 membres de l’UE. Dans le camp du Brexit, aucun consensus ne se dégage sur la façon de gérer le jour d’après.
Pas d’équivalent historique
La fin de l’UE n’est pas la fin de l’histoire. Qu’émergerait-il de ce continent après soixante ans d’intégration? Le retour à l’Europe des nations et des patries, comme le dit Marine Le Pen? Mais quelle Europe des nations? L’Europe d’aujourd’hui, composée de près de 50 Etats indépendants, n’a pas d’équivalent historique. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, elle était fractionnée entre de grands empires. Même dans l’entre-deux-guerres, il n’y avait pas une telle diversité.
Sans l’UE, une Europe ainsi morcelée serait aussitôt forcée de réinventer des pactes de bon voisinage, l’isolationnisme n’étant plus envisageable. Les modèles alternatifs existent: l’AELE, c’est-à-dire un simple espace de libre-échange de nature purement économique. Il est actuellement composé de la Suisse, de la Norvège, de l’Islande et du Liechtenstein. Voilà bien longtemps que plus aucun Etat ne l’a rejoint. Il y a l’EEE, qui unit l’AELE et l’UE, sauf la Suisse, une union économique sans union douanière, mais qui implique une reprise du droit communautaire. Mais cette solution est précisément rendue caduque par la disparition du principal partenaire, l’UE.
«Une autre solution serait une OMC à l’échelle européenne, mais ce serait long et pénible à mettre en place», juge Charles Wyplosz, professeur d’économie à l’Institut de hautes études internationales et du développement. Et la voie bilatérale suisse? «Cette voie ne peut fonctionner que parce que la Suisse n’a qu’un seul partenaire: l’UE. Si cela devait se faire à 28, ou même à 36 si l’on ajoute les candidats à l’adhésion, tout cela sans chapeau institutionnel multilatéral, ce serait un vrai casse-tête», note encore Frédéric Esposito.
Cette déconstruction provoquerait la formation de nouveaux blocs. L’une des premières conséquences serait le retour mécanique à une domination allemande de l’Europe comme c’était déjà en partie le cas avant l’invention de l’euro. «Il y aurait une tendance à la création d’un Reich monétaire et la Bundesbank en serait le dirigeant», poursuit Charles Wyplosz. D’autres blocs pourraient se former à l’Est (sous l’influence russe ou non) ou au Sud. Ce serait inévitable. Pourquoi? Chaque Etat européen, pris indépendamment, y compris l’Allemagne ou la France, ne pèse plus suffisamment dans le monde pour espérer jouer un rôle. Dans une ère de globalisation, la tendance, partout, est à la formation de groupes régionaux dont l’UE a été la pionnière et l’inspiratrice avant d’entrer en crise.
«L’Europe n’est pas un empire, mais une union. Elle ne s’est pas formée par la contrainte militaire mais par l’association démocratique de peuples souverains. Et si l’un d’entre eux veut en sortir, il est libre de le faire», souligne pour sa part Yves Bertoncini, directeur de l’Institut Jacques Delors à Paris. Avant d’éclater, l’UE a en réalité plus de chances de se fragmenter: elle pourrait se scinder entre une avant-garde resserrée d’Etats de la zone euro, selon l’idée de Valéry Giscard d’Estaing, les autres Etats en restant à une union moins contraignante.
Changer de perspective
Le vrai risque, selon Yves Bertoncini, n’est pas tant l’éclatement de l’UE: le désamour de l’Europe est certes de plus en plus marqué, mais aucun peuple n’est pour l’heure majoritairement en faveur d’une sortie de l’Europe. Et, si les Britanniques devaient faire le pas, il ne s’agirait que d’une amputation, non d’une désintégration. «Le danger, c’est plutôt la menace du ver dans le fruit. Celui d’un Etat qui ne respecte pas les directives européennes mais refuse de quitter l’Union. Une sorte d’insubordination interne qui affaiblit l’ensemble.» On songe à la Hongrie de Viktor Orbán.
«L’Europe va-t-elle se désintégrer? On se posait la même question il y a quarante ans. L’Europe était passée de 6 à 9, les Britanniques devaient se prononcer une première fois par référendum, la crise économique faisait douter de l’entreprise, rappelle Gilles Grin, chargé de cours à l’Université de Lausanne. Puis l’interrogation a disparu avec la reprise économique des années 80. La différence, aujourd’hui, c’est la multiplication des crises, qui pourrait aboutir à l’épuisement de l’UE.»
Christian Wenkel, chargé de recherche à l’Institut historique allemand de Paris, estime qu’il faut changer de perspective. «Il faut se dégager de cette vision téléologique d’intégration et de désintégration. L’Europe fonctionne déjà à plusieurs vitesses, les Etats ont tellement d’objectifs différents. Le Brexit ne ferait qu’ouvrir une nouvelle voie. Depuis la fin de la Guerre froide, on n’a pas vraiment renouvelé les structures de l'Union européenne.»
Dans l’esprit des fondateurs de l’Union européenne, il fallait priver les nations des moyens de se faire la guerre en commençant par mutualiser les marchés du charbon et de l’acier. L’intégration appelant l’intégration, l’union ne pourrait que se renforcer. Ou s’effondrer. C’est la théorie du cycliste: il pédale et avance, ou il tombe.
«Racontez comment le Traité de Rome a finalement été rejeté après septante ans, envisagez ce qui peut suivre, un nouveau GATT ou ce que vous voulez, esquissez les 50 années qui s’ensuivent et vous arriverez à la conclusion que le plus simple, c’est encore de créer une union européenne, dit Charles Wyplosz. Vous constaterez aussi que, partout dans le monde, les tentatives de créer des organisations régionales butent toujours sur les égoïsmes politiques et les calculs électoralistes.»