Récit. Les 400 participants au Forum de «L’Hebdo» à Neuchâtel ont pris la mesure des urgences posées par une mutation industrielle majeure. Retour sur trois heures de débats animés.
La conférence a débuté avec des petits mots badins. Comme celui de Jean-Nat Karakash, le conseiller d’Etat neuchâtelois en charge de l’Economie. S’excusant auprès des autres orateurs, arrivés comme lui en avance, de prendre «quarante secondes de trop» au temps imparti pour son allocution, et promettant en échange d’offrir l’apéro. Cela, c’était avant le démarrage officiel du Forum des 100 le 2 novembre au Théâtre du Passage de Neuchâtel.
A la fin des trois heures d’échanges entre industriels, académiciens, responsables politiques et public, c’était le grand chambardement. Les 400 personnes présentes dans la salle ont partagé le sentiment qu’un nouveau monde était à la porte: celui de la révolution numérique, ou révolution industrielle 4.0. Un monde dont la clé était livrée par Daniel Borel, le fondateur de Logitech:
«Il faut se réinventer. Et se réinventer veut souvent dire oublier.» Oublier les règles, les pratiques en cours dans les entreprises pour s’adapter aux nouvelles pratiques «qui changent tout le temps. Et ce sont les nouveaux venus qui les changent », a complété l’industriel.
Le Forum des 100, organisé par L’Hebdo, se réunit normalement en mai, sur le site de Dorigny aux portes de Lausanne, pour réfléchir et débattre des grands enjeux de la Suisse romande. Mais pour parler de révolution industrielle, où vaut-il mieux se retrouver qu’à proximité de Microcity, le campus qui rassemble l’essentiel des compétences industrielles dans l’infiniment précis autour notamment de l’Université de Neuchâtel, de l’EPFL et du Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM)?
Cette quatrième révolution industrielle n’est pas qu’un slogan mais une réalité déjà bien ancrée dans le quotidien. Elle laissera sur le bord du chemin ceux qui ne la comprennent pas à temps, qui ne s’engagent pas pour l’accompagner, et mieux encore, pour la mener.
Adaptation
Reprenons l’histoire depuis le début. Après son trait d’esprit, Jean-Nat Karakash lance un premier avertissement face à la salle: «Si nous restons spectateurs, nous assisterons à notre déclin ! » Premier frémissement. Est-on vraiment en train de rater un virage? Les entreprises, surtout à Neuchâtel, veillent pourtant au grain. Elles savent, depuis la crise horlogère des années 1970, ce qu’il en coûte de se montrer trop sûr de soi ou, au contraire, de sous-estimer l’importance d’une découverte… que l’on a faite parfois soi-même, comme la montre à quartz.
Ces entreprises n’ont pas attendu pour se moderniser, aujourd’hui comme hier. Elles emploient toujours plus de robots qui se coordonnent entre eux. Exemple avec le fabricant de sécateurs Felco. Cette entreprise des Geneveys-sur-Coffrane recourt à des armées d’automates pour fabriquer son produit le mieux vendu, lequel a été pourtant mis sur le marché en 1948! «Le train doit être pris maintenant! », jure son patron, Christophe Nicolet. Maints industriels neuchâtelois, et d’ailleurs, proposent désormais des produits connectés. Même des montres, que l’on promettait pourtant sans avenir dans l’arc jurassien!
Ces entreprises ont-elles fait mieux que simplement conforter leurs positions? Se sont-elles assuré des positions dominantes dans la révolution en cours? Réussissent-elles à capturer à leur profit une partie significative de la marge? «Je suis quand même surpris d’écouter, lors d’une conférence sur l’innovation, le patron d’une entreprise dont le produit phare n’a pas changé depuis plus de soixante ans», a ironisé l’humoriste Thomas Wiesel. Alain Jeannet, rédacteur en chef de L’Hebdo, pose cette question: «N’est-on pas en train de se tromper de film?»
Même si elles sont les championnes de l’adaptation, les entreprises courent le risque d’ubérisation. Autrement dit, que tout un chacun puisse réaliser ce que seuls des professionnels aguerris pouvaient faire à date récente. Ce risque ne menace plus seulement les taxis et l’hôtellerie, mais aussi des activités que l’on croyait hors d’atteinte, dans lesquelles l’économie neuchâteloise comme l’économie suisse excellent: la microtechnique bien sûr, mais aussi la santé et la finance.
La blockchain, qui permet déjà de réaliser des transactions financières sécurisées à l’aide de serveurs mis en relation les uns avec les autres, est en train de court-circuiter les canaux traditionnels du trafic des paiements, l’une des activités rémunératrices des banques. Elle pourrait, demain, assurer le transfert sécurisé de toutes sortes d’informations. A moindre coût.
La Suisse aurait pu prendre une position plus offensive et assumer un leadership. Au lieu de cela, elle semble se contenter de sa posture de pays reconnu pour ses inventions, pour l’excellence de ses formations professionnelles et pour le pragmatisme de ses entrepreneurs.
Une posture certes appréciable, mais qui la prive de la possibilité d’influencer les changements en cours. Et qui, au contraire, l’expose à toute leur dureté. «Nous vivons dans un monde brutal!», a asséné Daniel Borel, nourri de sa propre expérience. Sa société Logitech a failli disparaître à deux reprises durant ses trente-cinq ans d’existence, à cause de brusques changements de comportement de ses clients, et n’a dû sa survie qu’à des mesures énergiques.
Tout espoir n’est cependant pas perdu pour les entrepreneurs helvètes. «La Suisse est un peu naïve mais elle peut encore rattraper le mouvement», a souligné Martin Vetterli, le nouveau président de l’EPFL. Le premier robot programmable n’est-il pas né à Neuchâtel, où il est toujours exposé au Musée d’art et d’histoire? Le problème, c’est que les développements ultérieurs ont été réalisés ailleurs. Faute de spécialistes en nombre suffisant; faute, aussi, de vision.
«Nous vivons dans un monde d’urgence. Et pourtant aucun responsable politique ne nous dit ce que nous devons faire », déplore Daniel Borel. Qui revient sur une revendication déjà exprimée dans L’Hebdo (13 octobre): que l’on nomme un huitième conseiller fédéral chargé du Numérique. Et que l’on procède à un audit du Parlement pour établir le niveau de compétences réelles de ses membres.
Car la priorité, c’est la formation. La Suisse manque d’informaticiens. Il y a vingt ans, elle en manquait déjà. Elle doit aussi ouvrir plus largement ses frontières pour attirer les talents étrangers qui ont fait la force et la richesse de l’économie suisse. Et ce n’est pas à Neuchâtel, canton employant un très grand nombre de frontaliers, que l’on dira le contraire.
Quelle place pour la philosophie?
Soudain, une voix s’élève dans la salle: «Dans ce monde que vous nous annoncez, y a-t-il une place pour les philosophes, les poètes ?» Ambiance. «Combien d’emplois vont-ils disparaître, combien de personnes seront exclues du marché du travail?», a lancé une autre. Un ange passe... Tout le monde n’est pas ingénieur ou fondateur de start-up innovante.
«Bien sûr, nous avons besoin de philosophes, de poètes. Google en a engagé beaucoup. Ce sont eux qui résolvent les problèmes concrets, notamment ceux liés à la voiture autonome», s’est exclamé Martin Vetterli. Et sans une inclusion la plus large possible, le bouleversement économique le plus profond perd son sens, sa raison d’être.
Et c’est du reste une grandeur de la révolution en cours: celle de requérir le concours de toutes les énergies, pas uniquement celles de mieux qualifiés: faute de participation, les géniales plates-formes numériques, les fantastiques trouvailles technologiques ne trouveront pas leur chemin vers le consommateur final et le pari des entrepreneurs sera perdu.
Jean-Nat Karakash n’a guère excédé les 40 secondes annoncées au départ. Et à l’heure où l’aventurier Raphaël Domjan emmène les participants aux portes des étoiles, en leur présentant, lors d’une ultime intervention, son projet d’avion solaire stratosphérique, les têtes résonnent de robots intelligents, de plates-formes numériques, de big data et de blockchain. La vraie nature de la révolution 4.0, ce n’est pas que de la technologie. C’est d’abord une prise de conscience. Et une révolution pour toute la société.