Décodage. Une étude le confirme: les enfants nés à la suite d’un traitement contre la stérilité masculine héritent du sperme défaillant de leur père. Un défi à Darwin, symboliquement étourdissant.
Jusque-là, les médecins étaient impuissants face à l’infertilité masculine. Tout au plus pouvait-on, si les spermatozoïdes étaient trop rares, en capturer un et lui arranger un rendez-vous en éprouvette. Mais s’il n’était pas assez vigousse pour pénétrer l’ovule, on ne pouvait que se désoler de son échec.
Jusqu’à ce jour de 1991 où Giancarlo Palermo, jeune recrue du Centre de médecine reproductive de l’Université libre de Bruxelles, commet une féconde maladresse: avec sa pipette, il perfore accidentellement la membrane d’un ovocyte et injecte un spermatozoïde directement à destination, dans le cytoplasme. Un forçage inédit, aux conséquences inconnues. Quelques mois plus tard naît un enfant. Au soulagement général, il est normal.
C’est ainsi qu’est née l’ICSI (injection intracytoplasmique): sans tous les préliminaires et précautions scientifiques qui ralentissent le travail du chercheur. Giancarlo Palermo a-t-il véritablement agi par erreur? Dans la communauté scientifique, la question suscite des sourires entendus.
Aujourd’hui, la première génération d’enfants nés par ICSI a atteint l’âge adulte. Les études sont rassurantes quant à leur état de santé. Mais parmi les questions en suspens, il y avait celle-ci: les garçons héritent-ils de l’infertilité de leur père? La réponse vient de tomber, grâce à une étude menée sur 54 d’entre eux dans le centre bruxellois *: c’est oui. Ces jeunes ne sont pas tous stériles, mais tous ont un sperme de qualité inférieure à celui du groupe témoin, conçu de façon naturelle.
Selon les auteurs de l’étude, un homme conçu par ICSI a trois fois plus de probabilités qu’un autre de présenter des valeurs inférieures aux limites fixées par l’OMS (15 millions de spermatozoïdes par millilitre) pour définir une «sévère» altération du sperme. L’impensable est donc arrivé: on peut aujourd’hui, grâce à la fée médecine, être infertile de père en fils. Vertige...
En réalité, les spécialistes, à commencer par les pionniers bruxellois, ne montrent guère d’étonnement face aux résultats de l’étude. «C’était prévisible», commente Dorothea Wunder, qui dirige le Centre de procréation médicalement assistée à Lausanne. Et qui n’a pas attendu cette confirmation scientifique pour jouer la transparence avec les couples de sa consultation: «Je les ai toujours avertis que s’ils avaient un garçon, il serait très probablement infertile aussi.»
Aux Hôpitaux universitaires de Genève, ce facteur de risque est plutôt discuté avec le généticien, indique Isabelle Streuli, responsable de l’Unité de médecine de la reproduction.
Mais, ici comme là, ce qui ne change pas, c’est la réaction des couples: la perspective d’avoir un enfant infertile ne les fait pas reculer. On peut donc prédire que les résultats de la recherche bruxelloise ne feront pas baisser la cote de l’ICSI.
L’enfant imparfait
Cette acceptation des parents relève d’un paradoxe sociétal: ne voit-on pas, par ailleurs, se développer une médecine génétique qui alimente le rêve de l’enfant zéro défaut? Bertrand Kiefer, éthicien et rédacteur en chef de la Revue médicale suisse:
«On veut des enfants parfaits mais, d’un autre côté, le désir d’enfant est plus fort que tout.» «En fait, ajoute Fabien Murisier, directeur scientifique du laboratoire lausannois d’andrologie Fertas, on veut des enfants génétiquement à soi. Et on préfère qu’ils soient porteurs de défauts que l’on connaît plutôt que de ceux, imprévisibles, d’un donneur de sperme potentiel.»
Car pour le couple confronté à l’infertilité de l’homme, «l’alternative, outre l’adoption qui devient de plus en plus difficile, c’est soit de renoncer à avoir un enfant, soit de faire appel à un donneur», rappelle Dorothea Wunder.
Si l’ICSI est massivement préférée au don de sperme, c’est aussi parce que «avoir un spermogramme anormal n’empêchera pas l’enfant à naître d’être en parfaite santé», note Isabelle Streuli. L’infertilité a beau figurer au catalogue des maladies de l’Organisation mondiale de la santé et n’avoir rien d’anodin en termes de conséquences existentielles, on peut vivre une vie avec sans même se douter du problème.
Combien d’hommes sont-ils atteints d’infertilité en Suisse? Sont-ils, comme on l’affirme souvent, plus nombreux qu’hier et moins que demain? La première étude à l’échelle nationale mesurant la qualité du sperme des hommes helvétiques, menée par la Fondation Faber et l’Université de Genève, est encore en cours, mais on a déjà une idée de ses résultats: environ 20% des jeunes hommes testés (des recrues) présentent une altération sévère du sperme.
L’investigation est inédite, si bien qu’on ne peut pas strictement comparer cette proportion à celle d’il y a dix ou vingt ans. En revanche, on peut la confronter au taux de couples infertiles généralement estimé dans la population, 10%. «Le facteur masculin étant présent dans environ la moitié des cas, on s’attendait à trouver une infertilité chez environ 5% des hommes», explique Fabien Murisier.
Quatre fois plus, c’est beaucoup. Et cela alimente une conviction déjà largement répandue: la qualité du sperme des hommes se dégrade, notamment à cause de la pollution. A ce rythme, y aura-t-il encore demain des mâles capables de se reproduire sans l’aide de la médecine?
L’affaire est plus complexe, tempère le biologiste lausannois: «Ce qui est sûr, c’est qu’il y a de plus en plus de couples infertiles: actuellement, un enfant sur 50 naît en Suisse par fécondation in vitro (FIV), c’est plus du double qu’il y a quatorze ans. La question est: d’où vient le problème? La dégradation de la qualité du sperme masculin est une réalité scientifiquement controversée; à l’échelle internationale, des études l’attestent, d’autres la démentent. Probablement qu’elle ne concerne que certaines populations.»
Ce qui est incontestable, en revanche, c’est que les femmes font des enfants de plus en plus tard, donc à des âges où leur propre fertilité n’est pas au plus haut. «Il est probable que l’on découvre aujourd’hui une faiblesse du sperme masculin qui était déjà là, mais qui passait inaperçue parce qu’elle était compensée par une meilleure fertilité féminine.»
En somme, de plus en plus d’enfants naîtront demain par procréation médicalement assistée, mais pas seulement à cause d’un papa spermatiquement défaillant.
Une pratique qui se généralise
En 2015, selon l’Office fédéral de la statistique, sur 11 023 cycles de traitements pratiqués en Suisse par fécondation in vitro, 80% comprenaient une ICSI. C’est beaucoup trop, déplorent les spécialistes interrogés; en France et dans les pays nordiques, ce taux est plus proche de 50%.
Mais, désormais, la pratique s’est généralisée, même lorsque le sperme de Monsieur n’est pas défaillant. L’idée est de donner un maximum de chances de réussite à la fécondation: «On vise le risque zéro, explique Fabien Murisier. Surtout en Suisse, où le traitement n’est pas remboursé, c’est pourquoi le taux d’ICSI y est particulièrement élevé.»
Ainsi, sur les 1000 garçons qui naissent chaque année dans notre pays par fécondation in vitro, moins de 300 risquent plus que d’autres l’infertilité. Ça ne les empêchera ni d’être heureux ni de faire des enfants. Le moment venu, la médecine leur proposera de contourner une mutation génétique qui, il y a vingt ans encore, aurait mis fin à leur lignée. Un défi à Darwin, symboliquement étourdissant.
Mais pas si neuf sur le fond: «Depuis longtemps, la médecine corrige la sélection naturelle en palliant une série de faiblesses qui auraient exclu la survie en d’autres temps, note Bertrand Kiefer. C’est une démarche qui relève de la dignité humaine. On ne va pas prôner la loi du plus fort.»
N’empêche. «La baisse de la fécondité est un phénomène majeur dont on ne perçoit pas encore pleinement l’ampleur», ajoute l’éthicien. Et Fabien Murisier d’imaginer, demain, «des familles entières complètement dépendantes de la médecine pour se reproduire». Ça fait drôle? «Ça fait drôle.»
* «Semen quality of young adult ICSI offspring: The first results». «Human Reproduction», 2016.