Ariane Dayer
Elle a fait «L’Hebdo». Ariane Dayer, aujourd’hui rédactrice en chef du «Matin Dimanche», a dirigé le titre de 1997 à 2002.
Ce jour-là est comme les autres, un grand écart. Je n’arrive pas à atteindre la journaliste Béatrice Guelpa, qui est sur un terrain instable au Kosovo, et l’angoisse sèche la gorge. Je me redis pour la millième fois qu’on ne devrait jamais travailler avec des amis, mais comment faire autrement dans cette rédaction où ils sont tous époustouflants, drôles, bariolés, névrosés, fragiles et forts.
Je refais le numéro de téléphone, et c’est le moment que choisit l’assistante pour m’amener un papier à signer toutes affaires cessantes: la commande de Tupperware pour la crèche de la rédaction, créée par Jean-Claude Péclet. Chacun ses urgences, j’éclate de rire. C’est dans cette équipe-là que j’apprends le métier de cheffe, avec l’une de ses clés: penser large, décider serré.
Le large, justement, ce magazine sait le prendre. Du reportage, de l’enquête, le soin du récit, des plumes époustouflantes, celles de Pierre-André Stauffer en politique, d’Antoine Duplan en cinéma. Et si, parmi d’autres, ces deux noms émergent des souvenirs, c’est peut-être qu’ils donnent l’ADN d’un titre qui a eu le talent de décider, dès sa naissance, que la politique et la culture étaient les piliers du monde.
Pour une journaliste politique, écrire dans L’Hebdo, c’était faire décoller un Boeing. La puissance de l’envol, la vraie création de débat. L’affirmation aussi d’une identité romande enfin exprimée comme telle, qui dépassait l’empilement des entités cantonales. Quelle autre publication peut se targuer d’avoir à ce point créé une voix, récolté une écoute?
D’être devenu un acteur national, observé depuis Berne et Zurich. L’Hebdo a sublimé le rapport romand à la Suisse. Il a créé une fierté commune, la condition minoritaire jamais vécue comme victimaire mais comme une force de proposition, une participation active. Avec une couverture de ce magazine, on pouvait recadrer le débat, pointer sur l’enjeu comme un laser.
La tristesse de cette fermeture est indicible. Mais il faut refuser de n’y voir que la mort. L’Hebdo a créé une écurie de talents. Tous ceux qui ont passé par lui ont compris que le journalisme n’est pas «constatatoire», qu’il est un engagement. Qu’il peut changer le monde. A l’image d’Albert Londres, terminant ses reportages pour dénoncer les conditions du bagne de Cayenne par cette injonction: «Monsieur le Ministre, j’ai fini. Au gouvernement de commencer.»