Portrait. Ioulia Timochenko, 53 ans, divise la nation. Les uns voient en elle une martyre, les autres un des éléments d’un système corrompu. Elle veut être présidente. Itinéraire d’une petite fille pauvre qui voulait devenir oligarque.
Erich Follath et Matthias Schepp
Un rendez-vous avec Ioulia Timochenko est comme une audience au Vatican: on a le sentiment de humer des fumées d’encens, il flotte dans l’air quelque chose de sacré, le politique se mêle à la foi. La papesse reçoit. Malgré une hernie discale récemment opérée, elle porte des stilettos (il lui importe de paraître plus grande qu’en réalité), mais elle a renoncé à sa minijupe et à ses lourds bijoux. Comme il en va de la survie de son pays, elle privilégie la simplicité. Un maquillage léger souligne son visage de madone à peine altéré par la prison. L’ancienne mère de la nation souvent arrogante veut se muer en sauveur de la nation.
Face à un groupe de journalistes triés sur le volet, elle veille à tout instant à ce que la caméra capte son meilleur profil. Quand elle délivre un message essentiel, elle lève l’index vers le haut comme si elle s’attendait à ce que le Ciel l’assiste. Et sa voix si douce se fait parfois métallique: «Nous exigeons que l’Occident nous livre des armes modernes. Il faut remettre l’agresseur russe à sa place!» Et encore: «Nous ne devons pas considérer la Crimée comme perdue, ni brader un seul mètre carré de notre pays!»
Jeanne d’arc ukrainienne
Adulée, haïe, Ioulia Timochenko divise profondément la population. Pour les uns, elle est une Jeanne d’Arc à la mode ukrainienne, une martyre qui a affronté la prison pour le bien de son peuple. Pour les autres, elle est la «princesse du gaz», une oligarque sans scrupules qui a accumulé des milliards quand elle était premier ministre. En 2005, elle qualifiait encore Vladimir Poutine de «dirigeant magnifique». En mars dernier, elle disait: «Je suis prête à prendre une kalachnikov pour tirer une balle dans la tête de ce salaud.» Mais qui est vraiment Ioulia Timochenko? Et quelles sont ses véritables convictions?
Dans les derniers sondages avant la présidentielle du 25 mai, elle arrive nettement derrière Petro Porochenko, 48 ans, le «roi du chocolat» qui a soutenu la révolution de Maïdan avec son émetteur TV. Reste qu’elle joue un rôle crucial dans la politique ukrainienne. Elle n’aime pas Porochenko mais, suivant la configuration, elle travaillera quand même avec lui. Et en dépit du chaos qui règne dans le pays, elle poursuit imperturbablement sa campagne électorale.
Une gamine sauvage
Sa ville natale de Dnipropetrovsk, dans le sud-est, est aussi riche de contradictions que l’ensemble de l’Ukraine : depuis l’aéroport, une route digne du tiers-monde longe des concessions Porsche et Lexus. Au centre-ville, le boulevard Karl-Marx accueille un McDonald’s et un centre commercial baptisé «Europe». C’est ici que la blonde égérie a gagné son premier million, ici qu’elle a acheté une maison à sa mère. Et c’est ici, au coude du Dniepr, que se croisent les fils du destin de l’Ukraine.
En 1775, la Grande Catherine détruisait l’Etat autonome des Cosaques pour en faire sa «Nouvelle Russie». Elle entendait y bâtir une nouvelle capitale pour son empire et confia à son amant, le prince Potemkine, la mission d’y construire une cathédrale plus imposante que Saint-Pierre de Rome. Dnipropetrovsk a souffert plus que toute autre cité des massacres de Staline et des obus hitlériens. Ce qui n’empêcha pas la ville de renaître et d’être un vivier de leaders politiques: Léonide Brejnev y était né, tout comme Léonide Koutchma, devenu président de l’Ukraine indépendante.
Au 50 de la rue Kirov, l’histoire s’est arrêtée. «C’est resté exactement comme quand elle était petite», dit l’ex-voisine Ludmilla Gregorianska. Ioulia, raconte-t-elle, était une «gamine sauvage, toujours en bas dans la cour à jouer au foot et à se bagarrer avec les garçons ». Son père, elle ne l’a presque pas connu: il a quitté la famille quand elle avait 3 ans.
Mais Ioulia se distingue très tôt dans le voisinage: premier prix d’un concours de débat, brillante bachelière, comédienne douée dans une troupe de théâtre, fan de Bach et des Beatles, elle est adorée par ses camarades de classe. Son seul but: sortir de la pauvreté, quitter sa grise banlieue. A 19 ans, elle épouse le fils d’un fonctionnaire du Parti: c’est le premier pas de son ascension sociale, même pas freiné par la naissance un an plus tard de sa fille Evguenia. Elle obtient un diplôme d’honneur en sciences économiques et se met au service d’une entreprise de machines-outils travaillant pour l’armée. Quelques mois plus tard, Mikhaïl Gorbatchev devient premier secrétaire du PCUS: des expériences d’économie de marché sont alors autorisées. A l’aide d’un prêt de 5000 dollars, elle ouvre une vidéothèque où elle loue des films étrangers jusqu’alors interdits. Le rayon érotique marche à fond de train et le tiroir-caisse se remplit.
Obsession du pouvoir
En 1989, Ioulia Timochenko fonde avec son mari une entreprise qui fournit les tuyaux des oléoducs et gazoducs. Rapide et dénuée de scrupules, Ioulia Timochenko a vite compris que rien ne sera plus essentiel à l’avenir que la sécurité énergétique. Et que rien ne sera plus lucratif non plus. Fin 1991, l’implosion de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine donnent le branle à la ruée vers l’or pour les entrepreneurs les plus malins, capables de commercer avec la Russie. Ioulia Timochenko rafle tout ce qu’elle peut, elle est obsédée par le pouvoir et l’argent et ne le niera jamais: « Dans mon enfance, j’ai appris à compter chaque kopeck. Je suis arrivée aux affaires un peu par hasard mais j’étais prédestinée à la politique depuis le début.»
En 1995, elle devient la patronne du groupe Systèmes énergétiques unis d’Ukraine, sa compagnie de distribution d’hydrocarbures, et commerce avec le Russe Rem Viachirev, président du monopole Gazprom, qui dira plus tard sa surprise de voir débarquer dans son bureau une belle jeune femme en minijupe et talons aiguilles. A fin 1997, la fillette pauvre de la banlieue grise de Dnipropetrovsk est à la tête de plusieurs entreprises, de fonderies et de deux banques: elle contrôle un empire qui réalise un huitième du PIB du pays. Mais quand son mentor et associé Pavel Lazarenko perd son poste au Ministère de l’énergie, les affaires se mettent à péricliter. En 1998, elle réussit in extremis à transférer une bonne partie de son immense fortune en Occident.
Les ennemis de Ioulia Timochenko disent qu’elle n’est entrée en politique que pour sécuriser sa fortune. Pour ses amis, au contraire, après ses succès d’entrepreneuse elle a voulu se mettre au service de son pays. Entre-temps, des conseillers en image lui ont forgé le profil de «mère de la nation» qu’elle arbore avec sa tresse blonde postiche – à l’origine elle est brune – et disciplinent une garde-robe griffée trop voyante. De son côté, elle se veut mécène, aide des musiciens, arrose les Eglises et soutient les institutions sociales. Elle qui n’a toujours parlé que russe à la maison se met avec discipline à apprendre l’ukrainien.
Mère de la nation
Son heure sonne en 2004 quand à Kiev, place Maïdan, au côté de Viktor Iouchtchenko, elle prend la tête des manifestations contre Viktor Ianoukovitch. «Ioulia, Ioulia!» Portée par les vivats de la foule, elle devient la fameuse icône de la révolution orange que le monde entier découvre avec ravissement.
Iouchtchenko devient président, Ioulia premier ministre. Mais très vite ils travaillent l’un contre l’autre. Leur détestation réciproque est plus forte que l’horreur de l’adversaire. En 2010, Iouchtchenko perd face à l’autocrate Ianoukovitch. En 2011, Ioulia est condamnée à sept ans de prison pour abus de pouvoir: elle aurait négocié avec la Russie – qui avait fermé le robinet du gaz – un accord défavorable à l’Ukraine. Puis la nouvelle révolution de Maïdan lui vaut la liberté et Ianoukovitch s’enfuit. Quand elle débarque place Maïdan, elle s’attend à une ovation. Erreur: les chromes de sa luxueuse limousine lui valent des huées. «Je regrette, je vous demande votre pardon. Je veux retourner au travail.» Les sifflets se taisent.
Evita, maggie, ioulia
Le président Oleksandr Tourtchynov et le premier ministre Arseni Yatseniouk, tous deux intérimaires et membres de son parti, refusent avec véhémence la proposition de Youri Luzenko de nommer provisoirement à la tête des grandes villes de l’Est de riches entrepreneurs. Mais Ioulia, elle, accepte. Et convainc ses camarades de parti. Ex-oligarque, elle scelle un pacte avec d’autres oligarques. A Dnipropetrovsk, ce sera Ihor Kolomoïski, un ami. Il vient de payer de sa poche 5 millions de dollars pour financer le carburant de l’aviation ukrainienne, à sec. Et offre 10 000 dollars pour chaque «espion russe» capturé. On dit que Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche du pays, gouverneur de Donetsk, serait lui aussi prêt à mettre la main au portefeuille pour Ioulia Timochenko.
De leur côté, des proches du Kremlin préparent un film compromettant qui devrait s’appeler La vérité à propos de Ioulia. Il évoquerait le cas de Pavel Lazarenko, son concitoyen et mentor de Dnipropetrovsk, qui finit par prendre la fuite en Suisse et fut ensuite arrêté aux Etats-Unis pour blanchiment d’argent et condamné en 2006 à neuf ans de prison pour fraude, extorsion, corruption active et détournement de fonds.
Ioulia Timochenko reste l’icône de l’Ukraine, à la fois artisane et victime de sa politique corrompue. N’empêche: il y a peu de femmes en politique que tout un pays appelle par leur prénom. Il y eut Evita en Argentine, Maggie en Grande-Bretagne et maintenant, elle, Ioulia.
© Der Spiegel, traduction
et adaptation Gian Pozzy