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Comment la Mafia italienne est devenue européenne

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:53

Analyse. Les restaurants en Allemagne, les éoliennes en Serbie, les discothèques en Roumanie, la vie nocturne à Malte, l’argent en Suisse. Sans parler du trafic de cocaïne par les Pays-Bas et l’Espagne. Les clans italiens se sont internationalisés.

Giovanni Tizian

«Nous sommes dans l’UE pour quoi faire? Pour discuter deux mois durant des contingents laitiers et de la courbure des bananes, mais nous ne nous occupons pas de sécurité!» C’est ce qu’assénait Nicola Gratteri, procureur adjoint au Parquet antimafia de Reggio Calabria, aux parlementaires de la Commission antimafia qui s’inquiétaient des difficultés rencontrées par la justice dans les enquêtes internationales.

L’Europe est une grande prairie «où tout le monde peut aller paître», illustre encore le magistrat. «On continue de croire que la Mafia existe dès qu’il y a un mort sur le trottoir, quand il y a des impacts de balles sur les volets ou les voitures. Ça ne marche pas comme ça: les Mafias italiennes sont en Europe pour deux types de crimes, la vente de cocaïne et l’industrie du recyclage d’argent sale. Elles vont jusqu’en Norvège pour acheter tout ce qui est à vendre, parce qu’elles sont les seules à disposer d’argent comptant. Quand elles acquièrent un restaurant à Francfort, elles veillent à ce que, dans cette rue-là pas même un vélo ne soit volé, aussi bien pour ne pas dévaluer l’acquisition que pour éviter que la police ne vienne y fourrer son nez», s’indigne le magistrat calabrais durant son audition devant la Commission.

Les lois et les procédures en la matière devraient être communes à tous les Etats membres. Or, tandis qu’au sein de l’Union, les personnes, les marchandises et les capitaux circulent librement, la lutte contre la Mafia se heurte à beaucoup d’obstacles et de frontières et le court-circuit est assuré. Pour cette raison, comme c’est au tour de l’Italie de présider l’Europe depuis juillet, la Commission d’enquête antimafia prépare un plan qu’elle entend présenter à l’UE. Le premier ministre Matteo Renzi proposera toute une série de mesures contre la Mafia et tentera d’exporter en Europe les méthodes d’enquête et les lois adéquates.

Une compétence qui a valu à ce jour à l’Italie des milliers de morts mais qui reste la plus élaborée du monde. Pour Laura Garavini, membre de la Commission antimafia, certains progrès sont indispensables: «L’UE doit reconnaître le délit européen d’association mafieuse; les procédures de séquestre et de confiscation doivent être accélérées; il faut, dans les pays qui ne l’ont pas, une législation permettant d’enquêter sur les sociétés, pas seulement sur les personnes.» Mais il sera malaisé de convaincre un certain nombre de ministres européens, souvent sceptiques et convaincus que la Mafia est un problème purement italien.

Familles au coeur de l’europe

Parmi les Etats membres, ils sont rares à être conscients de ce qui se passe. Des cas comme le massacre de Duisbourg, le 15 août 2007, où six personnes ont été abattues par la’Ndrangheta (ndlr: la mafia calabraise) ne sont pas des cas isolés. Ils sont l’indice de la présence stable des familles italiennes au cœur de l’Union européenne. Ce n’est pas un hasard, remarquent les enquêteurs, si, en dix ans, 44 mafieux en cavale de la’Ndrangheta, de la Camorra et de Cosa Nostra (ndlr: les Mafias napolitaine et sicilienne) ont été arrêtés en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Bulgarie et aux Pays-Bas. L’un d’eux est Francesco Nirta, capturé à Utrecht (NL), considéré comme l’un des tueurs de Duisbourg.

Anvers, Rotterdam, Barcelone: ce sont les portes de l’Europe par lesquelles transitent des tonnes de cocaïne pure venues de Colombie, du Mexique, du Pérou, du Venezuela et du Brésil. La drogue arrive en Europe après un long voyage et diverses étapes. Elle est souvent débarquée en Guinée-Bissau ou dans d’autres Etats africains pourris par la guerre et la corruption. Puis elle prend la route de l’Espagne, de la Belgique et des Pays-Bas. Le port calabrais de Gioia Tauro occupe toujours une position stratégique dans le trafic de drogue, mais les contrôles s’y sont multipliés, à l’instar de tous les hubs italiens. En Italie, en effet, bien 10% des conteneurs en transit sont vérifiés, contre 1% seulement à Rotterdam et Anvers.

La gestion du trafic est aux mains de la’Ndrangheta, qui collabore avec des bandes albanaises pour la distribution. Mais ce sont les Calabrais qui organisent les relations commerciales avec les cartels latino-américains: ils ont des gens de la famille établis de longue date à Caracas ou à Bogotá, certains sont nés sur place et parlent aussi bien l’espagnol que l’anglais. Et, pendant ce temps, en Europe, plusieurs Etats croient que leur économie est immunisée contre le virus de l’argent sale. «Le trafic de drogue est un des crimes organisés majeurs au niveau international», explique Davide Ellero, d’Europol. Un immense réseau d’intermédiaires, de la’Ndrangheta surtout, s’occupe des achats, du transport et de la vente de quantités gigantesques de stupéfiants. Selon une récente étude, 62% des revenus de la’Ndrangheta proviennent de la drogue. Ce qui explique le nombre élevé de mafieux italiens capturés dans les pays de transit, Espagne et Pays-Bas surtout.

Ressources diversifiées

Mais en Europe les clans mafieux ont diversifié leurs ressources. Ils dominent le secteur du trafic des déchets, qui voyagent en direction des incinérateurs allemands et des décharges roumaines. C’est la Roumanie qui abrite, à Glina, le plus grand site de stockage de déchets d’Europe. La société qui la gère ferait partie de l’empire de Massimo Ciancimino. Il semble que les sociétés roumaines en main de la Camorra prolifèrent. Et les enquêtes se multiplient sur les transports illégaux de déchets plastiques vers les pays de l’Est et l’Asie.

L’Allemagne a donc découvert la’Ndrangheta le 15 août 2007, avec les six morts du restaurant Da Bruno et les rites d’initiation qu’on y a découverts. On s’est alors aperçu de la vraie nature de l’organisation criminelle de Calabre: une holding gérant plus de 300 restaurants, hôtels et pizzérias. Ils sont pourtant encore nombreux en Allemagne à assimiler la’Ndrangheta à une association folklorique, avec ses rites, ses chansons, les légendes des anciens parrains. Une image qui protège les affaires et facilite les contacts avec les affairistes allemands.
recyclage de fonds
Le Parquet antimafia de Catanzaro et celui d’Osnabrück (D) sont en train d’enquêter sur une affaire de recyclage qui implique la Calabre, Saint-Marin et Hambourg: un financement accordé par la banque allemande HSH Nordbank, qui a fini entre les mains du clan Arena, d’Isola Capo Rizzuto, censé réaliser le plus grand parc éolien d’Europe. L’affaire devrait comporter des révélations d’autant plus éclatantes qu’elle implique un avocat allemand au-dessus de tout soupçon, Martin Frick, membre du parti conservateur CSU. Les clans mafieux recyclent leurs fonds à l’étranger non seulement par le biais d’hôtels et de restaurants mais dans les énergies renouvelables. L’économie verte est devenue un enjeu en Serbie et en Roumanie pour les clans du quartier napolitain de Gomorra, avec le soutien d’entrepreneurs italiens et roumains. Ils s’apprêtent à installer en masse des éoliennes et des panneaux photovoltaïques en Europe de l’Est.

Entre Bucarest, Timisoara et Brasov, les familles napolitaines ont lancé des activités économiques en grand nombre: restaurants, discothèques, boutiques de mode, mais aussi d’immenses fermes qui produisent de la mozzarella de bufflonne pour le marché local. L’argent sale de la’Ndrangheta servirait aussi à créer des industries et des sociétés immobilières, qui comptent désormais dans l’économie roumaine.

Discrétion Garantie

Le cœur de la movida, à Malte, est Paceville. La rue principale pullule de bars, restaurants, discothèques, casinos et night-clubs. Le lieu idéal pour investir de l’argent comptant. C’est ici que les Casalesi ont placé une bonne part du patrimoine du clan, dans la restauration et le jeu de hasard. Cheville ouvrière de ces investissements, Nicola Schiavone, désormais arrêté et incarcéré en régime sévère. Comme son père, Francesco, dit Sandokan, dont il a hérité le sceptre, il est le potentat du quartier de Gomorra. A Malte, l’activité économique mafieuse implique bien d’autres acteurs: des entrepreneurs tombés dans les rets des enquêtes antimafia y ont réalisé de grosses opérations dans la restauration et la construction. A chaque fois, les capitaux du clan sont gérés par des experts, inconnus en Italie mais avec pignon sur rue à Malte. A noter que ce n’est qu’en 2010 que Malte a été admise dans la liste blanche de l’OCDE des pays qui assurent la transparence et une collaboration propre à lutter contre l’évasion fiscale. Mais son système fiscal avantageux attire beaucoup d’argent du reste de l’UE.

La traque aux parrains mafieux se complique quand les enquêteurs italiens mettent la main sur des extraits de comptes bancaires en Suisse, où un certain secret permet encore de garantir la discrétion. Les autorités suisses ne réagissent en effet que lorsqu’on leur présente des indications précises sur les comptes à passer au crible.

Le Parquet antimafia de Reggio Calabria l’a expérimenté en demandant aux magistrats suisses de vérifier le nombre de comptes dont le titulaire était Antonio Velardo, avocat napolitain résidant à Londres, sous enquête italienne pour recyclage d’argent sale en faveur de puissants parrains calabrais: il n’a pas pu percer le secret bancaire helvétique. «Sans l’indication spécifique d’un compte courant appartenant aux suspects, il n’est pas possible d’effectuer une recherche générale de preuves.» Antonio Velardo est l’avocat de confiance de Henry Fitzsimmons, ancien caissier de l’IRA irlandaise qui, selon le Parquet calabrais, réalise avec la’Ndrangheta des opérations juteuses dans le secteur touristique. Mais pas seulement, toutes les offres étant bonnes à prendre.

Velardo est en contact avec un diamantaire parisien qui lui aurait fait une offre de 12 millions d’euros pour acheter un complexe touristique en Calabre. Ce qui a attiré l’attention des enquêteurs, c’est que l’acquéreur n’a même pas voulu voir ce qu’il achetait, il n’a pas négocié de rabais ni signé de contrats et se refuse à pénétrer dans une banque de peur d’être enregistré par les caméras de surveillance. En outre, il recourt à une fausse identité. L’affaire s’est conclue dans un pays tiers, de sorte que le mystérieux négociant de diamants n’a jamais pu être identifié, pas plus que le village de vacances qu’il a acquis.

Lave-linge à argent

L’avocat Velardo était parti pour Londres sans un sou depuis son petit village de Campanie. En quelques années, il s’est retrouvé à gérer plusieurs millions d’euros par jour. Il explique les arcanes du recyclage: «L’argent doit arriver en Irlande, mais il repart tout de suite en Italie, il doit être sans cesse en mouvement.» Le secret est de ne jamais laisser dormir l’argent où que ce soit, il faut le déplacer sans cesse pour le laver jusqu’à ce qu’il soit entièrement blanc. Et c’est l’Europe tout entière qui sert de lave-linge.

© L’Espresso, Traduction et adaptation Gian Pozzy

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