Trajectoire. Le tourisme génétique est tendance. En général, il se limite à une escapade de vacances. Pas pour Laura, une New-Yorkaise devenue Samie parmi les Samis.
Il y a deux ans encore, Laura Galloway était une blonde Etasunienne pur sucre, issue de la bourgeoisie du Middle West, à la tête d’une agence de communication à New York. Elle gérait notamment les relations médias des prestigieuses conférences TED. «J’appartenais à la majorité blanche la plus dominante possible, j’étais la normalité incarnée.»
Un test ADN a bouleversé la cosmologie de cette quadragénaire. Elle est désormais une Lapone parmi les Lapons, ou plutôt les Samis, comme ils préfèrent s’appeler: 80 000 âmes à tout casser, vivant sur une terre qui s’étend du nord de la Norvège à la péninsule russe de Kola; 80 000 âmes que le monde ignore superbement. «Mes amis les plus brillants ne savent rien de cette culture immense.» Dans la modeste localité norvégienne où elle vit désormais – Kautokeino, 2000 habitants, dans la toundra arctique –, Laura la New-Yorkaise est devenue membre d’une minorité menacée.
Son quotidien aussi a changé, pas rien qu’un peu. Les rendez-vous sur Skype ne peuvent se prendre qu’au jour le jour: «Désolée, mais je dois m’occuper des rennes et tout dépend de la météo…» Le matin, Laura étudie la langue samie et apprend à dire neige en 100 mots différents.
Voyages identitaires
C’est l’histoire d’un mariage fécond. Entre un besoin archaïque – celui de l’appartenance – et le test ADN pour tous, fruit de la science dernier cri. La quête généalogique est tendance et beaucoup poussent la curiosité jusqu’au test génétique pour retrouver des origines géographiques et historiques lointaines: au-delà de la famille, ils rêvent d’une tribu d’origine. Spécialisée dans ce créneau, la société zurichoise iGENEA a vendu 3000 tests en 2013.
De cette soif de racines version XXIe naît un tourisme génétique auquel Laura prédit un brillant avenir. L’Irlande en a fait un atout économique: ses gatherings attirent en masse les visiteurs venus respirer l’air vivifiant de la terre de leurs ancêtres. Ils étaient 250 000 en 2013 et ont généré 170 millions d’euros de revenus.
C’est en tant que touriste génétique ordinaire que Laura a entamé sa mue existentielle. En 2012, elle a découvert Jokkmokk, la localité suédoise dont le séculaire marché d’hiver fait office de rendez-vous traditionnel du peuple sami. Et attire, depuis quelques années, de plus en plus de voyageurs en quête d’authenticité. «J’y suis allée par simple curiosité. Mais une fois là-bas j’ai eu la sensation forte de me retrouver parmi les miens: c’était mon autre famille, je suis une Samie.»
La pièce manquante
Comment peut-on changer de vie rien que sur la base d’un test ADN? En apparence, le choix de Laura relève d’une foi en la génétique toute étasunienne. A y regarder de plus près, l’affaire est plus complexe et la psychologie s’y taille la part du lion. Reprenons.
«J’ai grandi avec le sentiment d’une pièce manquante, dans la vague nostalgie d’une partie de moi-même que je ne connaissais pas.» Laura perd sa mère quand elle a 3 ans. Arrêt cardiaque. «J’étais avec elle dans le lit quand ça s’est passé, c’est un souvenir fort.» De cette maman perdue, elle sait qu’elle a grandi en Pennsylvanie, d’une famille originaire du Tyrol, «mais nos arbres généalogiques ne remontent pas à plus de deux générations». Elle sait aussi que cette mère était «une personne différente», s’habillant de noir quand le dress code était au blanc, fréquentant des artistes, choisissant des meubles design dans l’environnement cossu des intérieurs du Midwest.
Elle-même, Laura, se sent-elle différente? Il y a bien ses yeux légèrement bridés, qui amènent parfois les gens à lui demander si elle a «quelque chose d’asiatique». Mais non, répond-elle, elle est comme tout le monde. «Je n’ai jamais cherché activement à connaître mes origines. J’ai seulement toujours aimé les histoires du passé.»
Sa sœur aînée, sa «deuxième maman», meurt aussi, d’une leucémie, quand Laura a 16 ans. Les deuils font grandir: un an plus tard, la jeune femme dit au revoir à son endocrinologue de père et devient journaliste à Los Angeles.
Elle est à la tête de son agence de communication, en 2011, lorsque, lors d’un congrès, elle reçoit un de ces sacs que les sponsors distribuent en guise de cadeau. Dedans, il y a un kit de test ADN. Vous recueillez votre salive, vous envoyez l’échantillon et recevez votre profil quelques jours plus tard. «Je me suis dit: “C’est intéressant...” Je n’ai pensé à rien, mais le résultat m’a ébranlée: du côté de ma mère, je suis 100% Samie.» Une telle netteté génétique est rare: la plupart des gens se découvrent des origines assez vagues et mélangées. Mais les Samis, comme les Basques ou les Berbères, sont un peuple qui a vécu en vase clos durant des siècles et dont le profil ADN est particulièrement net.
Le peuple quoi? Laura, à l’époque, n’a pas la moindre idée de ce qu’est un Sami. Elle googlise le mot. «Et là, sur l’écran, j’ai vu des gens qui me ressemblaient exactement. Blonds, les yeux bridés, les pommettes hautes. C’était moi.» La pièce manquante a soudain un visage.
C’est le visage d’une communauté semi-nomade aux habits de fête chamarrés, dont les traditions parlent d’ours sacrés et de chamanes, une communauté malmenée par l’histoire, que Laura commence à découvrir au cours de deux voyages, avant le grand saut. «Je rentrais à New York et je commençais à m’ennuyer. Chaque jour, je pensais aux Samis, je me sentais en connexion, je changeais de regard sur ma propre existence.» En 2012, en Norvège, elle assiste à une fête de mariage et rencontre un éleveur de rennes. C’est l’homme avec qui elle vit aujourd’hui.
De combien de rennes se compose le troupeau? «C’est une question très indiscrète, qu’on ne pose pas! Un peu comme si je vous demandais combien d’argent vous avez sur votre compte en banque.» A Kautokeino – Guovdageaindu en sami –, il y a bien d’autres choses que Laura apprend à faire différemment qu’à New York. Accueillir les voisins par exemple, dont les visites non annoncées font partie du quotidien. Ou ne pas dire au revoir en partant. «Quand ils quittent votre maison, les gens ici sortent sans un mot. La première fois que je suis allée en visite dans la famille de mon compagnon, j’ai effrayé tout le monde avec mes effusions et mes embrassades.»
Un blog dans la toundra arctique
Elle ne peut pas jurer qu’elle restera là-bas toute sa vie mais, pour l’heure, elle est là, gérant son entreprise de communication à distance, l’après-midi, après les cours de langue, à l’heure où les Etats-Unis se réveillent. Elle veut comprendre et faire comprendre. Elle a créé un blog – geneticnomad.com – où elle raconte la vie dans la toundra arctique. «Les Samis ont subi des politiques d’assimilation très dures de la part des Etats que traverse leur territoire. On leur a interdit de parler leur langue. Depuis les années 90 seulement, elle est de nouveau enseignée à l’école.» Le gouvernement norvégien a émis des excuses officielles. La plus ancienne culture indigène d’Europe connaît actuellement une renaissance.
Et Laura Galloway, Lapone par affinité émotionnelle autant que par «l’irréfutable verdict de la science», veut encourager les humains à faire connaissance avec cette pièce manquante de leur patrimoine.