Récit. Vienne, Moscou, Kiev, Bruxelles, Washington: à la tête de l’OSCE, Didier Burkhalter multiplie les déplacements pour tenter d’éteindre le brasier ukrainien.
«Bonsoir, Monsieur le Président, tout va bien?» interroge en russe Didier Burkhalter en saluant Vladimir Poutine dans le lobby de l’hôtel Ritz Carlton. «Alles unter Kontrolle, wie in der Schweiz, wo alles immer zu 100% in Ordnung ist», répond Poutine dans un allemand presque sans accent.
En ce mardi 24 juin à Vienne, le président de la Confédération rencontre son homologue russe pour la troisième fois de l’année déjà. Les deux hommes s’entendent bien. Echange de cordialités dans la langue nationale de l’autre, poignée de main ferme et chaleureuse. Pourtant, loin de ce décor feutré, le conflit ukrainien n’est pas près de se régler. La veille au soir, les séparatistes ont abattu un hélicoptère de l’armée, en dépit du cessez-le-feu décrété par le président, Petro Porochenko. Et le matin même, dans le cénacle de l’OSCE qui tenait sa Conférence annuelle de la sécurité, Russes et Occidentaux ont échangé quelques propos peu amènes dans un climat de méfiance réciproque.
Didier Burkhalter est partout ces derniers mois. En cette année 2014, il n’est pas que le premier d’entre ses pairs au Conseil fédéral, il est surtout à la tête de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont la Suisse assume la présidence cette année. Il aligne les capitales comme d’autres des perles à un collier. Vienne, Berlin, Washington, Kiev, Moscou, Bruxelles, pour ne citer que les plus importantes.
Les médias, eux aussi, sollicitent des interviews des quatre coins de la planète. Les titres de presse les plus réputés, mais aussi de grandes chaînes de télévision, à commencer par CNN. Celle-ci, avant et après les élections du 25 mai en Ukraine, souhaitait l’inviter pour répondre aux questions de l’une de ses journalistes vedettes, Christiane Amanpour, qui a interviewé tous les grands de ce monde. L’invitation est flatteuse, mais Didier Burkhalter ne cède pas à cette sirène. «Se profiler sur cette chaîne aurait été une erreur. Cela aurait personnalisé de manière extrême la présidence suisse et aurait nui à sa crédibilité.»
Souvent décrit comme une souris grise, le Neuchâtelois joue les modestes. Interpellé récemment lors du Swiss Economic Forum sur le fait d’être «le président suisse le plus connu à l’étranger de tous les temps», il a répondu malicieusement «joker». Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Alors qu’à l’étranger, même dans les milieux diplomatiques, personne ne connaît en général le nom du président de la Confédération, en voilà un qui refuse de parader sur CNN! A la tête de l’OSCE, il sait que discrétion rime avec efficacité.
Eriger des ponts
Flash-back. Lorsque, en décembre 2013, Didier Burkhalter s’envole pour Kiev afin de recevoir le témoin des rênes de l’OSCE des mains d’un certain Viktor Ianoukovitch, personne ne se doute encore que ce pays va devenir un enjeu géopolitique mondial dans les mois suivants. Certes, la place Maïdan s’est embrasée peu auparavant, après le refus du président de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Des dizaines de milliers de protestataires l’ont envahie, d’abord en brandissant d’innombrables drapeaux bleus étoilés, puis en durcissant le ton et en réclamant des élections anticipées. Quelques acteurs politiques occidentaux – l’Allemand Guido Westerwelle, le Suédois Carl Bildt ou encore l’Américaine Victoria Nuland – en profitent pour quitter la cérémonie de l’OSCE et s’afficher aux côtés des manifestants. Instinctivement, Didier Burkhalter s’en garde bien. «Même si je n’imaginais pas alors l’ampleur que prendrait ce conflit, j’ai vite été conscient du fait que je devrais ériger des ponts avec tout le monde en tant que président de l’OSCE», se souvient-il.
En bon élève qu’elle est, la Suisse avait soigneusement préparé sa présidence, à l’enseigne d’une «communauté de sécurité au service des individus». Noble tâche, vite reléguée à l’arrière-plan en raison de l’accélération des événements en Ukraine. Très vite, il apparaît que l’OSCE est la seule organisation internationale encore crédible pour apaiser les tensions dans cette région. Et le pompier en chef, c’est en l’occurrence Didier Burkhalter.
Prise de risque
Voilà pour la Suisse une chance unique de profiler sa diplomatie sous les feux de l’actualité mondiale. Mais le défi à relever est immense, la mission quasiment impossible. Didier Burkhalter rappelle que, lors d’un conflit très semblable survenu en Géorgie en 2008, l’OSCE s’était retrouvée paralysée par son mode de fonctionnement. Elle ne peut prendre des décisions qu’à l’unanimité de ses 57 membres. «Alors que c’est totalement contraire à ma nature, j’ai toujours été pessimiste sur l’évolution des événements en Ukraine. Il faut être réaliste: les forces en présence n’ont pas intérêt à trouver une solution commune», confie-t-il.
Dans cette crise, la Russie est un acteur incontournable, elle qui partage une frontière commune avec l’Ukraine sur plus de 1500 km, dont une zone plus sensible de 700 km qu’il faudrait pouvoir mieux contrôler tant elle laisse passer mercenaires et armement. Didier Burkhalter n’a donc jamais ménagé ses efforts pour la convier à la table des négociations. Malgré un agenda démentiel, il est allé à Sotchi le 7 février à l’occasion de l’ouverture des Jeux olympiques pour maintenir le contact. Et le 7 mai, il a pris le risque de ruiner sa crédibilité de président de l’OSCE en proposant une feuille de route à Vladimir Poutine sans l’avoir soumise préalablement ni au gouvernement provisoire de Kiev ni à l’UE à Bruxelles.
«Là, la présidence suisse est allée trop loin, critique une source américaine à Vienne. La démarche était cynique, car elle privilégiait le contact avec l’avocat de l’agresseur en Ukraine au détriment du pays agressé.»
Une remarque que l’on peut comprendre, effectivement, mais qui ne convainc pas un président de l’OSCE qui, dans sa tâche de médiation, est condamné à dialoguer avec tous les acteurs du conflit. Didier Burkhalter reste convaincu que c’était la bonne démarche. «Je suis un adepte de la diplomatie de proximité, malgré de fortes différences.»
Au Kremlin, la rencontre se passe bien, au-delà de toutes les espérances. Didier Burkhalter n’en croit pas ses oreilles lorsque Vladimir Poutine donne son aval à tous les points principaux de sa feuille de route. «Et maintenant, on va d’abord manger ou on fait la conférence de presse?» demande le maître du Kremlin. Le Suisse, qui craint la mésaventure survenue à un Nicolas Sarkozy visiblement éméché après avoir bu trop de vodka, préférera la conférence de presse… Avant de rentrer en Suisse, le soir même, il fait encore une halte à Bruxelles, où il informe à l’aéroport même le président de l’UE, Herman Van Rompuy, des résultats de sa visite. Très vite, il s’avère que certains dirigeants européens, qui savent qu’ils n’ont pas fait tout juste avec Moscou, sont en l’occurrence bien contents de pouvoir compter sur la Suisse pour maintenir le dialogue.
Avec le maître du Kremlin, Didier Burkhalter sait qu’il doit composer avec une personnalité qui déroute les Occidentaux: «Vladimir Poutine aime garder toutes les options ouvertes. Si vous prenez place dans un avion, vous connaissez votre but. Lui, il décolle en sachant la direction à prendre, mais en se réservant la possibilité de suivre plusieurs routes, sans forcément connaître la destination finale.»
Incroyablement précis
En ce mardi 24 juin, à la manière d’un athlète d’élite qui se prépare avant une course décisive, Didier Burkhalter prend le temps de se concentrer, à l’écart des officiels, en attendant Poutine. Il s’est fixé des objectifs précis. Priorité à la libération des huit otages détenus par les séparatistes. Mais il veut aussi renforcer la mission de surveillance de l’OSCE en la faisant passer de 300 à 450 hommes, dont une quarantaine de Russes.
Vladimir Poutine lui donnera son aval sur ces deux plans: tous les otages seront effectivement libérés peu après, au grand soulagement de Didier Burkhakter qui n’a pas songé un seul instant à se mettre en scène pour les accueillir à leur retour, préférant parler à l’un d’entre eux par téléphone.
En revanche, le maître du Kremlin ne goûte guère le fait qu’on demande à la Russie de mieux contrôler sa frontière avec l’Ukraine, qui laisse passer mercenaires et armes. Sur ce sujet, les deux présidents, dans le feu de leur duel verbal, s’affrontent directement en allemand, au grand désespoir de leurs traducteurs. Alors le président russe fait place à l’agent secret qu’il a été. Sec et incroyablement précis sur les faits, il égrène les incidents de la frontière dont est coupable l’Ukraine.
Une fois de plus ce 24 juin, les mauvaises nouvelles chassent les bonnes. En début d’après-midi, la diplomate Heidi Tagliavini, chargée d’accompagner un groupe de dialogue tripartite (OSCE-Ukraine-Russie), raconte brièvement aux représentants de l’organisation comment elle a mené la veille le premier entretien incluant des militants séparatistes à Donetsk. Un voyage risqué de sept heures pour un dialogue tendu de trois heures. «C’est un succès, vous pouvez l’écrire», déclare-t-elle ensuite à L’Hebdo, avant de s’excuser: «Je ne peux rien vous dire de plus, je suis fatiguée.»
Didier Burkhalter, qui ne cache pas le grand respect qu’il a pour le courage de cette diplomate officiellement à la retraite, salue lui aussi ce premier contact avec les séparatistes. Même louange du côté russe: Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères, vient personnellement saluer la médiatrice helvétique. Mais sur le terrain, on l’apprendra plus tard, le cessez-le-feu n’est pas respecté. Dans l’immédiat, la «désescalade» tant attendue reste un mirage.
Dans ces conditions, Didier Burkhalter reste fidèle à sa méthode de la diplomatie de proximité: il multiplie les voyages et les entretiens entre quatre yeux: «Il faut garder la tête froide et parler au cœur des gens en même temps. Savoir écouter plutôt que vouloir imposer. Comprendre son interlocuteur, sans forcément l’approuver.» Et pour «toucher au cœur», il apprend souvent quelques phrases pour saluer son hôte dans sa langue. Il l’a fait ce soir, comme il n’avait pas hésité à intégrer quelques mots de mandarin à son vocabulaire diplomatique avant de se rendre en Chine.
Le café pour commencer
Avant d’aborder les questions qui fâchent, Didier Burkhalter tient à créer le climat le plus favorable possible. Ce qu’il pratique sur la scène internationale, il l’applique aussi à l’interne. C’est ainsi qu’il a modifié l’agenda des séances du Conseil fédéral, qui ne débutent plus à 9 heures sonnantes le mercredi matin. Tout commence désormais autour d’un café, dont la durée n’est même pas fixée! «Je veux que nous prenions le temps de passer de notre rôle de chef de département pour endosser le costume de membre du collège», explique-t-il. La méthode semble porter ses fruits. Le 20 juin dernier, le Conseil fédéral a pris une décision à l’unanimité sur son concept pour mettre en œuvre l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse», alors qu’on le disait déchiré sur la question.
Vienne, Moscou, Kiev. Et même encore Bakou en Azerbaïdjan ce week-end, pour saluer l’Assemblée parlementaire de l’OSCE. Mais Didier Burkhalter ne peut pas oublier qu’il est d’abord conseiller fédéral et ministre des Affaires étrangères. A ce titre, il a une deuxième mission – presque impossible elle aussi – à remplir: convaincre l’Union européenne de renégocier l’accord sur la libre circulation des personnes, alors que Bruxelles a déjà prévenu mille fois qu’elle ne tolérerait pas que la Suisse introduise des contingents dans sa politique migratoire. Sans accord sur ce point, la Suisse ne pourra guère sortir de l’impasse une voie bilatérale dont l’UE ne veut plus.
Le pari n’est pas totalement injouable. La visibilité qu’a gagnée la Suisse sur le plan international n’est pas passée inaperçue à Bruxelles, où un diplomate concède qu’«elle n’est pas non plus ce pays égoïste que nous avons voulu voir en elle».
Outre-Sarine aussi, les détracteurs les plus féroces du chef de la diplomatie ont mis un bémol à leurs critiques, notamment ceux qui l’accusent de se coucher trop vite face aux injonctions de l’UE. «Il fait un excellent travail à l’OSCE, où il n’est pas le porteur d’eau de Bruxelles», a reconnu récemment le rédacteur en chef de la Weltwoche, Roger Köppel.
En Suisse alémanique, les mêmes éditorialistes qui avaient interprété son départ de l’Intérieur aux Affaires étrangères comme «une fuite» reconnaissent qu’il a gagné ses galons «d’homme d’Etat défendant remarquablement les intérêts de la Suisse». Difficile désormais de l’accuser de vouloir une «adhésion masquée» à l’UE, voire à l’OTAN!
Quel Dividende sur les relations Suisse-UE?
Reste à savoir si concrètement l’engagement d’une folle intensité de Didier Burkhalter lui vaudra un retour sur investissement. Son gain de crédibilité sur les fronts tant intérieurs qu’extérieurs se transformera-t-il en retombées positives dans le chantier Suisse-UE, celui sur lequel il est le plus attendu par ses concitoyens?
L’intéressé n’aime pas lier les deux dossiers, même s’il reconnaît que la présidence de l’OSCE lui a permis de se faire «un incroyable carnet d’adresses». Il a notamment noué une relation privilégiée avec l’Allemagne d’Angela Merkel, une chancelière qu’il a parfois appelée tard le soir lors des moments critiques de la crise. Et son activisme international lui vaut un abondant courrier positif de la population, indique-t-il.
«La question européenne ne se gagnera pas avec des armées dans les tranchées, mais dans le cœur des gens. Ce sont les Suisses qui décideront de leur avenir», analyse-t-il. Il est plus confiant que sur le dossier ukrainien, estimant que, un jour, une majorité de citoyens responsables se rendra compte des «limites de la politique des signaux».
Sa feuille de route est ambitieuse. Trouver une solution à la fois sur le plan institutionnel et sur l’accord de la libre circulation, de manière à rénover la voie bilatérale pour vingt ans. Peut-être sous la forme d’une clause générale de sauvegarde. «Le peuple tranchera sur du concret, mais en tout cas pas sur la même question que le 9 février dernier», promet-il.
Sera-ce en 2016 déjà, comme il le souhaite, ou en 2017 seulement, ce qui paraît plus probable? Il reste trop d’inconnues pour fixer une échéance à ce sujet. «Il faut avancer dans ce dossier en laissant plusieurs options ouvertes.» Voilà qui rappelle étrangement la méthode Poutine!
Didier Burkhalter
1960 Naissance à Neuchâtel.
1988 Secrétaire romand du Parti radical suisse.
1991 Conseiller communal à Neuchâtel.
2003 Conseiller national, puis aux Etats en 2007.
2009 Conseiller fédéral.
2014 Président de la Confédération et de l’OSCE.