Chez les ignorants que nous sommesà peu près tous, bien malin qui peut entrer dans le débat opposant les promoteurs du Human Brain Project et ses détracteurs. Un projet qui nous épate. Une machine qui constituerait un «cerveau virtuel»
à l’horizon 2023! Cela en réunissant toutes sortes de savoirs. Si le mot d’aventure humaine n’est pas galvaudé, c’est le moment de le ressortir.
Que cette entreprise suscite des grincements de dents dans le milieu scientifique, cela se conçoit. Jalousies, appétits, frustrations des uns apparaissent forcément face à d’autres plus directement impliqués. Ceux-ci de surcroît ont été parfois maladroits dans leur communication. La mise en vedette du patron du HBR, Henry Markram, un ego survitaminé, a pu irriter des collègues qui se seraient bien vus à sa place. A noter qu’un autre théâtre scientifique à l’ambition gigantesque, le CERN, a toujours pris soin de ne jamais pousser en avant une star. Cette institution a toujours insisté sur son caractère collectif.
Nous aimons admirer les grands desseins. Surtout lorsque ceux-ci laissent entrevoir de réels progrès. L’aversion antiscientifique et l’allergie technologique, assez répandues, sont plus qu’irritantes pour ceux qui croient que l’homme ne cesse de se dépasser. Il suffit de bénéficier, ne serait-ce qu’une fois, des percées extraordinaires de la médecine et alors les pleurnicheries sur les illusions de la recherche deviennent pénibles à entendre.
Cela dit, la science n’a pas à se poser en religion. Elle est née justement du combat contre l’absolutisme religieux. Elle doit donc respecter les impertinents qui osent, sur tel ou tel chapitre, montrer un bout de nez sceptique. La façon dont on traite d’honorables scientifiques qui s’obstinent à poser des questions dérangeantes sur le réchauffement climatique est choquante Des vendus! Des ignares! Trop facile.
Un professeur de l’ETH de Zurich, Richard Hahnloser, du Centre de neurosciences, s’interroge: «Quel intérêt y a-t-il à faire une simulation pareille alors que l’on n’arrive même pas à simuler un ver de terre qui a seulement 300 neurones?» Il ajoute: «Je suis persuadé que nous avons besoin de nouveaux outils de calcul en neurosciences, mais ceux-ci doivent répondre à la plupart des questions brûlantes actuelles sur le fonctionnement du cerveau.» Manque d’envergure? Rivalité? Peut-être. Son interpellation reste néanmoins troublante pour le profane.
Mais ne boudons pas le plaisir de voir la Suisse romande au cœur d’une entreprise follement ambitieuse. Malheureusement menacée, soit dit en passant, par le blocage européen de l’après-9 février.
Des questions sur notre matière grise, les simples curieux de la condition humaine en ont aussi. Quel système complexe a permis à Mozart d’écrire des merveilles musicales à 6 ans, à Blaise Pascal d’imaginer et de construire la première machine à calculer à l’âge de 18 ans? Que diable avaient-ils sous le crâne? Et, outre les génies, les grands pervers de l’histoire… De quelles méninges partait la folie de Hitler?
Le ponte allemand des neuro-sciences Wolf Singer, conseiller d’Angela Merkel, défend une thèse troublante (notamment dans une interview du dernier numéro du magazine Spiegel). Nous serions déterminés plus que nous ne le pensons par les lois de la nature qui régissent la matière grise. «Il doit y avoir quelque chose dans le cerveau des criminels qui le distingue de celui des gens qui arrivent à se conformer aux normes sociales, car les comportements s’appuient sur des processus neuronaux.» A preuve, selon lui, le cas d’un père de famille américain coupable d’abus sexuels sur sa fille à qui l’on a trouvé une tumeur cérébrale. Après en avoir été débarrassé, il se serait trouvé libéré de ces pulsions. Prometteur ou inquiétant?
Si un tel constat se vérifie, adieu la responsabilité individuelle! Pas rassurant. Singer ne va pas jusqu’à nier le libre arbitre. Mais il n’en paraît pas loin.
C’est dire que l’exploration de cet appareillage ultracomplexe que nous trimballons est palpitante. La technologie aidera sans doute les spécialistes à avancer dans leurs connaissances. Mais la philosophie, la psychologie, pourquoi pas la littérature devraient être un tout aussi précieux recours.
D’ailleurs, l’EPFL inclut ces branches dans son mégaprojet. C’est rassurant.