Analyse. Les chiffres des banquiers privés esquissent des institutions solides et prudentes. Comme ils aiment apparaître. Mais ils cachent plusieurs zones d’ombre.
En deux jours, les banquiers privés genevois ont balayé plus de deux siècles d’histoire de secret. Pour la première fois depuis leur création durant les années agitées de la Révolution française, ils ont publié leurs états financiers au premier semestre. Mardi 26 août, Pictet, le plus important d’entre eux, annonçait un bénéfice consolidé de 202,9 millions de francs. Deux jours plus tard, Lombard Odier et Mirabaud annonçaient des résultats de respectivement 62,5 millions et 17,5 millions.
Jusqu’alors, pratiquement aucun chiffre n’avait filtré hors de ces établissements. C’était une marque de fabrique, celle du secret bancaire. Pour un banquier privé, garder la plus grande confidentialité possible prouvait sa capacité à garder secrètes les informations sur ses clients.
Ce n’est qu’à partir des années 90 que, progressivement et sous la pression extérieure, certaines données sont apparues au grand jour, comme les montants sous gestion et le nombre d’employés. Mais hormis ces deux variables, toute comparaison avec les autres banques suisses était impossible.
C’est en cela que les données livrées la semaine dernière permettent de mieux situer chaque établissement. Ainsi, Pictet se classe mieux que sa rivale zurichoise Julius Bär en termes d’actifs sous gestion, mais reste derrière en matière de produits bancaires. Le décrochage de Lombard Odier, rivale des deux précédentes il y a dix ans, éclate au grand jour, avec des fonds sous gestion, un produit net et un bénéfice considérablement inférieurs. En revanche, Mirabaud montre les capacités de survie d’une banque de taille moyenne dans un environnement qui s’est fortement durci depuis cinq ans.
Les trois établissements privés se sont néanmoins ingéniés à apparaître comme peu surprenants. Ils semblent solidement capitalisés, à la lumière de leurs fonds propres, nettement supérieurs aux minima exigés par la Finma. Mais ils ne se distinguent guère de ceux de leurs concurrentes genevoises de taille comparable Banque privée Edmond de Rothschild (BPER) et Union bancaire privée (UBP), qui livrent leurs chiffres de longue date.
C’est au niveau de la rentabilité que les écarts se creusent entre Pictet et les deux autres. La première affiche une marge nette de ses opérations (le bénéfice comparé au chiffre d’affaires) de 20,8%, un niveau qui a de quoi faire pâlir d’envie bien des concurrents. Cet établissement démontre notamment que la gestion institutionnelle, qui constitue 35% des dépôts de la banque, permet une rentabilité globale supérieure à maints établissements spécialisés exclusivement dans la gestion privée, activité «noble» du private banking par excellence. Cette marge est plus faible chez Lombard Odier et Mirabaud (près de 12%). Dans les trois cas toutefois, leurs dirigeants ont eu la coquetterie de souligner combien leurs exercices étaient «moyens» et leurs résultats alourdis par le bas niveau des taux d’intérêt et par des investissements importants.
Des millions pour les associés
Il manque plusieurs éléments dans ces données. La perspective historique d’abord. Faute de chiffres d’exercices précédents, il est impossible de comparer le présent avec les exercices passés. Manifestement, dans l’esprit des banquiers privés, ce n’est que progressivement que le public pourra se forger une image plus nette de la santé financière de leurs établissements.
Les provisions et autres réserves pour risques sont difficiles à évaluer. Pourquoi les coûts associés au règlement du passé, notamment aux Etats-Unis, ne figurent-ils pas clairement dans les comptes? Sont-ils aussi négligeables que le prétendent les banquiers? Cette question soulève des interrogations sur l’existence de réserves latentes.
En creux, les trois banques laissent entrevoir la part de bénéfice qui revient aux propriétaires. Ces chiffres ne sont pas publiés. Mais en partant du principe, largement appliqué dans les entreprises saines, que les actionnaires (ou les associés) reçoivent le tiers des bénéfices, chaque associé de Pictet a reçu en moyenne 8,5 millions de francs sur le premier semestre. Ceux de Lombard ont perçu, selon la même échelle, 2,6 millions chacun, tandis qu’un peu moins de 1 million est revenu à chaque associé de Mirabaud. Cela ne tient compte ni des différences des participations entre associés, ni des parts revenant aux associés en commandite (qui ne participent pas à la direction des affaires).
Cela livre l’image de revenus consistants, mais pas forcément légendaires. Benjamin de Rothschild, qui détient plus de la moitié du capital de la BPER, a pu toucher 30,3 millions de francs de dividendes en 2013. Comparaison n’est pas raison. Mais le mythe du banquier privé genevois richissime mérite d’être nuancé.