Reportage. Plongée dans le quotidien d’un pays meurtri. Choses vues et entendues.
Dimanche 24 août, jour de l’Indépendance. La parade militaire, alignée à la façon soviétique, fait défiler 1500 hommes qui marchent au pas, quelques blindés, quelques lance-roquettes, et un général, debout dans une énorme voiture décapotable, le salut solennel. Le long de la plus large avenue de Kiev, la foule applaudit, bon enfant, beaucoup de familles, des jeunes femmes avec des fleurs dans les cheveux, des gamins ravis. Des groupes chantent des hymnes à la patrie.
Notre guide, Tatyana, rousse flamboyante, ne veut pas voir ça. «Cette guerre n’est pas la mienne. Contre qui nous battons-nous? Contre des compatriotes!» Une remarque souvent entendue. Assortie de commentaires amers sur l’armée. «Ils ne se sont pas battus pour la Crimée, ils fichent le camp quand les rebelles attaquent. Les soldats sont démotivés. Et ils aimeraient que maintenant, vous, les étrangers, veniez les aider!»
Dans l’indifférence totale des médias, des manifestations de mères ont protesté, comme d’autres l’ont fait en Russie, contre l’envoi de leurs fils à la guerre. Les reproches sont lourds: les soldats sont mal équipés («ils doivent acheter eux-mêmes leurs gilets pare-balles»), mal préparés, mal commandés. Du coup, la parade paraît décalée malgré les énormes affiches qui recouvrent les immeubles incendiés lors des événements de la place Maïdan: «Gloire à nos héros». Les affiches publicitaires grand format ont été remplacées par des photos de militaires en action.
«Aidez-nous! Nous voulons des armes!»
Quant au président, Petro Porochenko, il la joue ce jour-là sur le mode belliqueux. Loin d’imaginer que dix jours plus tard, à la conférence de l’OTAN, il s’accrochera au plan de paix de Poutine avec ces mots: «L’Ukraine est fatiguée de la guerre.» Le discours de ce 24 août exalte la défense «contre l’agression étrangère, pour l’Ukraine, pour sa volonté d’indépendance, sa dignité et sa gloire». Pas un mot pour les souffrances des populations civiles prises entre deux feux dans l’est du pays. Il promet la victoire et remercie les soldats ainsi que les volontaires partis au front au sein de nombreux «bataillons» privés, en marge de l’armée.
Ces militants nationalistes lui en veulent d’ailleurs de ne pas leur avoir laissé une place dans le défilé. Ils restent en marge, par petits groupes, demandant de l’aide aux passants pour acheter des équipements. De jeunes hommes, de jeunes femmes en uniformes paramilitaires disparates s’attablent aux terrasses des cafés, embrassent leurs amis et leurs parents. Devant la Maison aux chimères, curiosité architecturale de Kiev, quelques-uns d’entre eux, en civil, au look plutôt intello, haranguent les badauds: «Aidez-nous! Nous voulons des armes! Nous ne pouvons pas compter sur l’armée, elle est inefficace, corrompue!»
Les Ukrainiens lisent peu les journaux. Ils s’informent sur les chaînes de télévision privées ou publiques, toutes progouvernementales, et surtout dans les dédales de l’internet où foisonnent les rumeurs. C’est là que sont apparus les premiers chiffres terrifiants sur le nombre des victimes. Près de 3000, un tiers de combattants des deux bords, deux tiers de civils bombardés. Nombre de sites en appellent à la lutte contre l’invasion russe. D’autres rapportent la déception de ceux qui ont cru qu’avec la fuite de Ianoukovitch imposée par les manifestants de la place Maïdan, tout allait changer. Certes l’état de guerre n’est pas propice aux réformes. Mais le président élu, un oligarque qui a toujours été très à l’aise avec le système, les souhaite-t-il vraiment? La responsable de la lutte contre la corruption au sein du gouvernement, Tetiana Tchornovol, vient de démissionner. Cette journaliste s’est rendue célèbre par ses enquêtes sur l’enrichissement du président déchu et de ses copains. On n’a pas oublié son visage tuméfié par un passage à tabac au début de l’année. Elle écrit aujourd’hui: «Il n’y a pas en Ukraine de volonté politique pour mener une lutte d’envergure et sans merci contre la corruption.» Son mari, engagé comme volontaire, vient d’être tué au front de l’est.
Les victimes sont nombreuses chez ces guerriers amateurs. Les forts-à-bras des «bataillons» payés par des oligarques sont prêts au sacrifice mais mal formés au combat. L’OSCE a constaté que ces hommes – souvent liés aux partis d’extrême droite – commettent des exactions sur les civils. L’organisation Aydar est ainsi accusée d’arrêter des suspects de séparatisme et de les libérer contre de fortes sommes.
De leur côté, les caïds séparatistes brutalisent la population. Les enquêteurs de Human Rights Watch publient un rapport accablant: les buveurs de bière égarés, les promeneurs nocturnes et d’autres «suspects» sont requis pour des travaux forcés. Des appartements sont occupés et pillés.
C’est une femme de 30 ans, Ianina, d’une petite ville près de Kharkov, non loin de la frontière russe, de passage à Kiev, qui résume le mieux la situation des malheureux habitants du Donbass. «Nous sommes orphelins. Russophones, nous ne voulons pas devenir Russes. Nous avons peur des séparatistes armés. Mais nous n’avons aucune confiance dans le gouvernement ukrainien. Nous ne savons pas vers qui nous tourner.» Elle raconte que son fils de 10 ans parle russe à la maison mais n’en apprend pas la grammaire parce qu’à l’école, seul l’ukrainien est pratiqué. «Les dirigeants de Kiev ne respectent pas notre culture.» Elle plaint son amie de Donetsk qui a dû fuir la ville bombardée avec ses trois enfants, abandonnée par son mari qui s’est engagé chez les miliciens. «Il lui a simplement dit: «Je pars pour la bonne cause.»
A Lviv, berceau historique du nationalisme ukrainien
Si les voix critiques à l’endroit du gouvernement se font entendre dans la capitale, inutile de les chercher à Lviv, capitale de la Galicie, berceau historique du nationalisme ukrainien, à proximité de la Pologne. La belle ville qui rappelle Cracovie ou Prague, marquée par son long passé polonais et autrichien, vit dans la ferveur antirusse. Daniela, notre guide francophone fort cultivée, n’aime pas non plus les Ukrainiens de l’est: «Je les déteste, s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à partir!» La tentation est grande de lui faire remarquer qu’après avoir collaboré à l’élimination des juifs sous les nazis, massacré et chassé des milliers de Polonais au lendemain de la guerre, les Galiciens pourraient enfin rompre avec l’idée de l’«épuration».
Les touristes étrangers, nombreux autrefois, ne viennent plus mais les Ukrainiens continuent d’affluer à Lviv. Pour son architecture, ses innombrables églises… et ses cafés thématiques. L’un d’eux est consacré à l’écrivain autrichien, né ici, Leopold von Sacher-Masoch, chantre du masochisme. Les serveuses portent des cravaches, fouettent, devant un public rigolard, les fesses dénudées des amateurs.
Le ton est donné sur la façade de l’immeuble abritant le gouvernement de la province. On y a placardé un immense portrait de Stepan Bandera, le héros nationaliste d’avant-guerre, allié un temps aux nazis, soutien de l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine qui mena le combat contre les Soviétiques jusqu’en 1954. Il fut finalement assassiné par le KGB à Munich. A côté, une affiche incite le public à envoyer des SMS payants à l’armée pour contribuer à son financement.
Cap sur Odessa
Le voyageur qui trouverait cette atmosphère lourde peut mettre le cap au sud, à Odessa, sur la mer Noire. Radical changement de ton. Cette ville au long passé russe, ouverte sur le monde grâce à son port, a une longue tradition de tolérance… et d’humour. Les Odessites flânent en famille dans les rues piétonnes, s’attardent aux terrasses, boivent et rient. Les patrons des cafés sont moins ravis: ils ont perdu près de la moitié de leur chiffre d’affaires avec la disparition des touristes russes.
Au pied du fameux escalier du Potemkine, souvenir du film d’Eisenstein, le port trimballe des containers. Plutôt calme. Le commerce international est en chute libre comme toute l’économie.
C’est une femme, encore une, mathématicienne et professeur de français, appelons-la Katya, qui décrit finement l’état d’esprit dominant. «Nous sommes attachés d’abord à Odessa. Nous avons peur bien sûr d’une extension de la guerre, de l’arrivée des Russes, mais nous n’avons pas confiance dans le gouvernement de Kiev. Il y a des jours où je me demande ce qui vaut le mieux. Vivre ici, avec la liberté, mais avec si peu d’emplois, des salaires de misère qui stagnent ou diminuent alors que les prix augmentent, ou alors vivre en Russie, sans liberté, mais avec de meilleures possibilités de travail, de meilleures paies, de meilleures rentes pour les vieux…» Katya nous montre l’immeuble où 41 personnes ont péri dans l’incendie du 2 mai, provoqué par les extrémistes ukrainiens. Le lieu est fleuri tous les jours. «Je ne sais pas qui a provoqué qui. Mais les responsables de la police et des pompiers qui ne sont pas intervenus ou trop tard pour mettre fin au drame n’ont pas été punis.»
Katya attend un enfant. «Nous voulions le faire en 2009, mais c’était la crise, nous étions tous au chômage. Et maintenant qu’il est en route, c’est la guerre! Il faut s’y faire.»
Les Odessites aiment se dire «prêts à tout». Avec dignité et sourire en coin. La vieille dame qui trottine dans la belle synagogue restaurée a toujours habité ici. «Sauf entre 1941 et 1944, lorsque nous avons cherché refuge au Kazakhstan. A l’époque soviétique, ce lieu était transformé en halle de sport.»
Les juifs étaient nombreux avant la Seconde Guerre mondiale, près d’un tiers de la population. Les troupes roumaines alliées aux nazis en ont massacré 100 000 fin octobre 1941. Et pourtant, malgré cet effroyable passé, depuis l’indépendance de l’Ukraine, beaucoup reviennent. Des Etats-Unis notamment. Ils apportent savoir-faire, moyens financiers, esprit d’entreprise et contribuent à la vitalité de la ville. Le patron de la Datcha, le meilleur restaurant, juif né à Odessa, ne cache pas ses sentiments: «Les Russes? Je n’ai rien de commun avec eux sinon la langue. Ce n’est pas parce que l’on porte un t-shirt italien que l’on devient Italien.»
Aucun visiteur ne rate les somptueux marchés d’Odessa, l’abondance des fruits, des légumes, des viandes et des poissons parfois offerts vivants. La terre de ce pays est riche. Qu’en adviendra-t-il s’il s’intègre dans le marché unique européen? Les tomates hollandaises remplaceront-elles celles du cru? Les Odessites ont d’autres soucis, d’abord rester en paix, libérer l’économie de la tutelle étouffante des oligarques, commercer, comme depuis des siècles, avec tout le bassin euro-asiatique. Europe et Russie comprises évidemment.
Le voyage en Ukraine – allez-y! c’est facile et sans danger hors des zones sensibles – a ceci d’utile qu’il rappelle une réalité escamotée. L’avenir de ce pays ne se joue pas seulement dans les manœuvres russes et occidentales. Il se dessinera à travers la volonté d’un peuple divers, déchiré, mais en quête de paix en dépit des apparences d’aujourd’hui. Reste à trouver les voies de la réconciliation.
Lire aussi la chronique «Comment aider l’Ukraine» de Jacques Pilet en page 38
Le déni de l’histoire
On ne comprend rien à la crise actuelle sans connaître l’histoire. Le pays a connu un sort commun sous le nazisme et le communisme. Mais auparavant, il a été divisé pendant des siècles, rattaché d’une part à la Russie, de l’autre à l’Occident sous les régimes polonais et autrichien. Là où l’on a connu le droit romain, le droit à la propriété, et là où l’on a subi la vision du monde tsariste puis soviétique, les réflexes ne sont pas les mêmes. Une ligne de rupture profonde parcourt la république entre l’est, le sud-est et l’ouest. Sans parler des parts roumaines et ruthènes ajoutées par Staline au patchwork.
Ce passé n’est pas débattu. Il pèse lourd. Ainsi le sacrifice des citoyens de l’URSS pour abattre Hitler (29 millions de morts!) n’est pas considéré de la même façon. Et pour cause: tout un pan de la société ukrainienne, exaspéré par le «génocide de la faim» imposé par Staline en 1932-1933, s’est allié aux «libérateurs» nazis.
A Lviv, rue Bandera, un musée mémorial des victimes de l’occupation montre en l’état d’alors la prison utilisée successivement par les Polonais, les Allemands et les Soviétiques qui y ont assassiné tous les détenus à leur fuite en 1941. On n’y dit pas un mot des Ukrainiens qui, au lendemain de la guerre, y ont aussi maltraité et éliminé des Polonais, des juifs et des communistes. A quelques kilomètres de là, la belle ville de Zhovka était peuplée, avant la guerre, d’un tiers de Polonais, d’un tiers de juifs et d’un tiers d’Ukrainiens. Ceux-ci s’y retrouvent seuls. Et les autres? La guide a la réponse sobre: «Les juifs ont été massacrés et les Polonais sont partis.» En fait, ils ont été eux aussi, sinon chassés, tués par dizaines de milliers par les nationalistes. Ce conflit-là, ravageur et cruel, qui a duré jusqu’à la fin des années 40, reste aujourd’hui tabou.
Baby Yar est le grand lieu de la mémoire juive. Dans la banlieue de Kiev, une colline est bordée d’un long ravin. Le 29 septembre 1941, 34 000 juifs y ont été fusillés par les nazis avec l’aide active des Ukrainiens. Près de 100 000 personnes ont été massacrées ici, y compris des Tziganes, des résistants et des soldats soviétiques. Les circuits touristiques ne passent pas par là. Pour y aller, il faut s’obstiner dans le dédale des quartiers, puis à travers une forêt où le chemin n’est même pas goudronné. Un modeste monument y a été dressé en 1991. Les Soviétiques voulaient faire oublier cet épisode qui rappelait la collusion germano-ukrainienne. Les nationalistes au pouvoir depuis l’indépendance n’ont pas plus envie d’évoquer le sujet. Tant que les Ukrainiens n’assumeront pas leur passé de division et d’horreurs, celui-ci remontera par bouffées détournées et vénéneuses.