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Le canal de toutes les incertitudes

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:52

Reportage. Au Nicaragua, une nouvelle voie navigable devrait relier l’Atlantique au Pacifique. Ce projet à 50 milliards de dollars, dont la rentabilité reste incertaine, est financé par un groupe chinois. Près de 30 000 riverains du fleuve sont laissés dans l’ignorance.

Jens Glüsing

Les Chinois sont arrivés en hélicoptère sur la rive du Rio Brito. Des soldats les ont ensuite escortés jusqu’à son embouchure sur le Pacifique, là où José Enot Solis a coutume de lancer ses filets. Et ils ont creusé des trous, partout. Ce sont presque les seuls repères visibles du projet le plus fou qui devrait voir le jour ici: le grand canal interocéanique, une deuxième voie navigable entre Atlantique et Pacifique. Sur ce projet, peu d’informations ont filtré, alors que les travaux sont censés commencer le mois prochain, que les coûts de construction sont estimés à 50 milliards de dollars. Et il n’existe pas d’étude d’impact sur la région et sur les gens. Seule certitude: le tracé.

Le président Daniel Ortega et ses plus proches collaborateurs connaissent, eux, les montants déjà débloqués, la date d’arrivée des premiers ouvriers chinois et le sort réservé aux habitants.
Les premiers bateaux devraient emprunter dans cinq ans le Rio Brito, premier tronçon d’une voie navigable de 278 kilomètres de long, de 230 mètres de large et d’une profondeur jusqu’à 30 mètres: mieux que le canal de Panamá. Une zone de sécurité de 500 mètres est prévue sur les deux rives. C’est ici que des navires géants de la classe Post-Panamax, capables de transporter plus de 18 000 conteneurs, devraient se croiser.

Pour l’heure, seuls quelques dizaines de Chinois sont à l’œuvre, forant ici et là depuis la fin de l’an dernier. Il y a quelques semaines, la police a érigé un poste de contrôle, prélude peut-être à une interdiction de zone. La région est encore un paradis pour les naturalistes et les surfeurs. Les tortues marines pondent sur les plages, la forêt s’étend jusqu’au-delà de la frontière du Costa Rica. Un paradis où, depuis l’arrivée des Chinois, la population se demande quand elle sera déplacée, de quels dédommagements elle bénéficiera. Et attend toujours des réponses. Ils sont 29 000 à vivre si près de la voie prévue qu’ils devraient forcément déménager.

En ce moment, les représentants d’une société chinoise, accompagnés de soldats munis de kalachnikovs, passent de maison en maison pour enregistrer les habitants et leurs propriétés. Les expropriations sont dans l’air. Aussi la tension monte. Tellement que la police patrouille désormais devant le quartier général des ingénieurs chinois en ville de Tola.

Le projet de canal divise le pays. S’ils sont nombreux à saluer les investissements chinois, à se réjouir du travail qu’ils apportent et du bien-être promis, des questions essentielles ne sont cependant pas résolues. Au premier coup d’œil, la topo­graphie paraît idéale: le lac Nicaragua constitue une voie navigable parfaite, à 20 kilomètres seulement du Pacifique, mais le percement vers l’Atlantique se révèle ardu: la région est marécageuse, le trajet traverse les territoires indiens, des milliers de kilomètres carrés devront être défrichés. On ignore aussi si le projet sera rentable: le canal de Panamá est justement en voie d’être élargi. De plus, plusieurs Etats d’Amérique centrale envisagent des «canaux secs», autrement dit des lignes de chemin de fer interocéaniques. Le trafic de fret devrait fortement augmenter pour qu’un second canal se justifie.

Tout cela ne semble pas préoccuper le président Ortega, qui entend, par le percement de ce canal, ériger un monument à son nom. Il n’est d’ailleurs pas le premier à en rêver: au Nicaragua, les potentats successifs en parlent depuis deux cents ans. Ortega était l’un de ceux qui dirigèrent la révolte sandiniste contre le dictateur Anastasio Somoza. Revenu démocratiquement au pouvoir il y a sept ans, son clan enserre le pays comme les tentacules d’une pieuvre. L’opposition est en miettes. Au début de l’année, il a modifié la Constitution de manière à pouvoir être réélu sans limite. Le socialiste de naguère est devenu caudillo. Ses enfants possèdent diverses chaînes de télévision, sa femme Rosario Murillo est porte-parole du gouvernement tout en jouant un rôle d’éminence grise. Elle est d’ailleurs surnommée la bruja, la sorcière.

Aux principaux carrefours de la capitale Managua, elle a fait ériger d’immenses «arbres» métalliques illuminés par des dizaines de milliers de diodes, dont certains sont ornés d’étoiles, de rennes et de pères Noël, comme si c’était Noël toute l’année.

Depuis les temps révolutionnaires, les sandinistes entretiennent les meilleurs contacts avec le PC chinois. Il y a deux ans, Daniel Ortega a envoyé son fils Laureano et une délégation à Pékin pour explorer les possibilités de collaboration économique. Là, il s’est lié avec un certain Wang Jing, représentant de la société de télécoms Xin-wei, et l’a invité à Managua pour y développer les réseaux téléphoniques. A vrai dire, l’affaire ne se fit pas, mais c’est vers cette époque qu’est née l’idée de creuser le canal. Et Wang Jing accepta un financement à hauteur de 50 milliards de dollars.

Opacité des fonds

D’où venait l’argent? Mystère. Certains soupçonnent toutefois Wang Jing d’avoir servi d’homme de paille au gouvernement chinois. Car l’Amérique latine est stratégique pour la Chine, surtout en ce qui concerne les ressources alimentaires et les matières premières. Le canal accroîtrait l’influence chinoise sur le continent, le Céleste Empire deviendrait une interface du commerce mondial, comme l’ont été les Etats-Unis avec le canal de Panamá.

Daniel Ortega et Wang Jing ont signé pour le canal en juin 2013. Le contrat garantit aux Chinois une concession de cinquante ans, prolongeable pour cinquante autres années. Wang Jing a créé à cet effet la société HKND, domiciliée à Hong Kong et propriété d’un groupe enregistré aux îles Caïmans. A Managua, il est représenté par une étude d’avocats qui ne fournit aucun renseignement.

Bizarre aussi, cette commission gouvernementale mise en place par le président Ortega pour être responsable du projet. Elle est située dans une villa qui ne porte aucune enseigne et la police photographie discrètement tous les passants.

Manuel Coronel Kautz, 82 ans, ancien compagnon d’armes de Daniel Ortega, est l’aimable président de la commission. Le canal, c’est sa passion. Il avait déjà tenté de persuader les Pays-Bas de le construire. Son arrière-grand-père, un ingénieur alsacien, arrivé au Nicaragua en 1856, rêvait déjà du canal. «Je vis aujourd’hui la concrétisation de son rêve», confie le vieil homme.

Les dessous du projet

Le journaliste Carlos Fernando Chamorro, adversaire d’Ortega, pense que le vieux Kautz ne sert que de prête-nom. Il évoque encore le fait que la population n’a pas été consultée, alors même que le percement chambarderait dramatiquement le pays. «La concession a été accordée en secret.» Les sandinistes auraient fait passer la loi en quelques jours au Parlement. «Ils ont contourné les droits constitutionnels et transféré le contrôle du projet aux militaires. En réalité, ce projet sert à blanchir de l’argent, assure Carlos Fernando Chamorro. Une petite clique entend en profiter pour s’enrichir.»

Une conclusion que partage l’avocate Mónica López Baltodano, spécialiste du droit de l’environnement. C’est elle qui dirige le front anticanal et qui a déposé devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme une plainte constitutionnelle contre la concession. Elle en a étudié les 120 pages du contrat puis en a tiré un livre. «La concession lèse des droits fondamentaux et nous livre aux Chinois. Nous leur transférons les droits de navigation. Cela prétérite notre souveraineté.» En outre, le lac Nicaragua, principale réserve d’eau potable du pays, en serait ruiné.

Ces réflexions laissent froide la classe dirigeante du pays, déjà grisée par les revenus du canal. Il y a un an, Wang Jing a invité à Pékin une délégation de représentants de l’économie nicaraguayenne, traitée comme s’il s’agissait d’une visite d’Etat, y compris l’escorte d’une brigade motocycliste. Depuis lors, les chefs d’entreprise sont aussi en faveur du canal. Le groupe Pellas, le plus important conglomérat du pays, a déjà édifié à Rio Brito, près de l’entrée prévue du canal, une résidence de vacances de luxe avec green de golf et héliport. Le multimillionnaire Carlos Pellas dispose des meilleures accointances avec la famille du président, il compte lui aussi sur des contrats chinois.

Logistique incertaine

Reste que le projet pourrait échouer pour une raison toute triviale: le ravitaillement des travailleurs. Au début du mois d’octobre, la société HKND, chargée de la construction, a fait connaître au gouvernement de Managua ses besoins en nourriture pour les 50 000 travailleurs prévus, pour la plupart envoyés de Chine: 12,5 tonnes de viande par jour, 37,5 tonnes de riz, 25 tonnes de légumes. L’agriculture locale ne saurait produire de telles quantités, une partie du riz et des légumes devraient alors être importés.

«Je me demande comment on peut annoncer le début du chantier sans savoir comment les travailleurs seront nourris», déplore l’avocate Baltodano, qui doute qu’un jour ce canal soit terminé. «Il y a vraiment trop de choses qui ne jouent pas.»

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy


Enjeu économique. Le Nicaragua, deuxième pays le plus pauvre d’Amérique derrière Haïti (40% des habitants vivent avec moins de 2 francs par jour), espère profiter de son canal. Le coût apparaît cependant démesuré : il correspond à près de quatre fois au PIB du pays.

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Meredith Kohut / Der Spiegel
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