CINEMA. Etrange et sombre regard que porte Jean-Stéphane Bron sur le patron de l’UDC. Peu de propos politique, mais le parcours d’un homme solitaire qui attire les foules. Qui ne veut pas, ne peut pas, s’arrêter.
La socialiste Susanne Leutenegger Oberholzer devrait mieux respirer, elle qui ne supportait pas l’idée que la Confédération donne de l’argent public à un film consacré à Christoph Blocher. Quant à tous les politiciens jaloux comme des poux de ne pas camper le sujet d’un long métrage projeté sur la glamoureuse Piazza Grande de Locarno, ils vont pousser un petit soupir de soulagement. Parce que personne n’aurait envie de se mirer dans ce miroir-là, dans ces eaux si sombres qui vous emmènent vers la fin. Personne ne souhaite se voir filmé de la sorte, à dormir comme on s’éteint, le souffle comme un râle.
Sombres, et même menaçantes, les chutes du Rhin que l’enfant Blocher voyait chaque jour depuis chez lui, lugubre, le château sur la falaise d’en face. Ce serait d’ailleurs pour cela qu’il parle aussi fort, pour couvrir les décibels du bruit de l’eau. Et pour se faire entendre parmi ses dix frères et sœurs. A Laufen, il ira se consoler sur le petit banc d’un cimetière. Drôle d’endroit pour un enfant. Aujourd’hui, le château de Rhäzüns, propriété d’Ems-Chemie, son ancienne entreprise, n’a rien de rassurant non plus. Mais il impressionne les visiteurs, surtout quand Christoph Blocher leur offre une réception avec chanteurs et cantatrices, «comme un prince du Moyen Age» (Blocher dixit).
Pas d’états d’âme. Le film L’expérience Blocher ne devrait pas servir la cause de Christoph Blocher, ni celle de son parti. Même si ses adeptes persisteront à y discerner un grand homme. Même si ses ennemis le trouveront toujours trop gentil. En vérité, il fait plutôt froid dans le dos, tant ce parcours de vie montre une ascension fulgurante qui ne s’encombre pas d’états d’âme, celle d’un homme qui s’enrichit de 3 millions par semaine depuis sa reprise de l’entreprise Ems-Chemie, étend son empire dans la Chine communiste, achète, restructure puis revend des firmes. Un homme de son temps, qui fait fructifier le capital plutôt que le travail, avec son compagnon d’alors, le financier Martin Ebner.
Aux personnes qui suivent de près ou de loin la carrière de celui qui a transformé l’UDC paysanne en un mouvement nationaliste, antieuropéen, anti-Etat et qui attise la haine de l’étranger, le film de Jean-Stéphane Bron n’apprend presque rien de vraiment nouveau. Le Vaudois n’a pas mené d’enquête, il ne montre pas la méthode Blocher qui a tissé sa toile, quartier par quartier, village par village. Ce n’est pas son propos. Mais il observe, filme la voiture qui sillonne le pays, grappille quelques phrases du patron de l’UDC qui dit sa fierté quand ses affiches provocatrices échauffent les esprits, qui, au téléphone dans sa voiture, parle de guerre contre la place financière suisse et le secret bancaire.
Etrange film, en fait, qu’un long métrage sur le personnage qui a sans doute le plus influencé la politique suisse ces vingt dernières années, mais dont le réalisateur n’aborde pas de front les idées politiques. Bron ne se lance pas dans l’arène du débat, il n’entre pas dans un dialogue politique avec son protagoniste, il ne questionne pas ses convictions, la mission que s’est donnée Christoph Blocher. Le spectateur non averti, surtout s’il ne vit pas en Suisse, ne comprendra pas bien pourquoi Christoph Blocher a séduit tant d’Helvètes.
Pas de confidences. Non. Bron constate, déroule les faits. Les succès politiques, dont le non à l’Espace économique européen reste le plus retentissant car l’UDC luttait alors seule contre tous et convaincra les Suisses de refuser cette adhésion, divisant du même coup les Romands et les Alémaniques. A star is born. Il rappelle l’essai raté d’une première entrée au Conseil fédéral, quand Blocher déborde de hargne et promet de se venger, citant Jules César. Puis l’élection en 2003, triomphe pour les siens, désastre pour les autres.
Etrange, décidément, que ce Christoph Blocher qui prononce des discours-fleuves devant ses partisans, mais ne dit presque rien à Jean-Stéphane Bron. Qui se laisse filmer, jusque dans sa salle de bains, dans sa piscine, en robe de chambre, mais qui ne se livre pas. Son épouse en dit encore moins. Elle semble sceptique face à L’expérience Blocher. Elle qu’on connaît pour ne pas avoir la langue et les idées dans sa poche desserre rarement les lèvres. Il n’y aura que ses larmes, le jour où la police perquisitionne la maison, pour soupçon de violation de secret bancaire, à la suite de l’affaire de l’ancien président de la Banque nationale suisse Philipp Hildebrand.
Non. Christoph Blocher ne confie rien à Jean-Stéphane Bron, si ce n’est quelques cauchemars, rien sur l’humiliation suprême de son éviction du Conseil fédéral par exemple. D’ailleurs Bron ne lui demande rien. Et pourtant le maître penseur de l’UDC révèle une partie de sa personne. En fait, elle se révèle, comme sur du papier photo. Quand il dit qu’il faudrait peut-être attendre qu’il soit mort pour parler de lui, comme Mozart, un autre grand homme.
Ou quand il se laisse filmer si souvent seul, ou seulement avec sa femme. Seul la nuit avec ses insomnies, dans sa piscine à l’aube, dans la voiture qui le mène d’une foule à l’autre. Seul, vieux, face au lac, face à ses tableaux, comme s’il communiait avec Albert Anker ou Ferdinand Hodler, comme s’il ressentait la défaite de Marignan dans sa chair. Même s’il cherche à montrer qu’il sait rire, comme lorsqu’il exerce son français avec sa femme, il reste souvent goguenard. Le vrai plaisir qu’il semble éprouver se niche dans la ferveur des autres. Quand il dit que les gens vont presque le manger, on sent qu’il aime cela, que les gens l’adulent, comme les autres politiciens.
Jacques Neirynck connaît la méthode Bron pour l’avoir éprouvée lors du documentaire que le cinéaste avait tourné devant la porte des réunions d’une commission du Conseil national qui traitait des organismes génétiquement modifiés (OGM). «Il nous posait une dizaine de fois la même question, comme pour un interrogatoire de police. A la fin, vous vouliez juste que cela s’arrête, alors vous ne disiez plus ce qui ferait plaisir à votre parti ou à vos électeurs, mais la vérité.» Et de comparer ce travail à la psychanalyse. Blocher va d’ailleurs donner une information à Bron. Enfant, il a vécu dans la maison où le psychiatre C. G. Jung avait habité durant ses cinq premières années.
Un sentiment de pitié. A la fin du film, on se surprend presque à éprouver un sentiment de pitié pour ce solitaire, quand on entend ses anciens fidèles, comme Oskar Freysinger qui l’enterre déjà, imaginant à voix haute, sur les ondes de la radio, que la grandeur de Blocher se révélera après sa mort, qu’on lui érigera une statue. Ou quand Adolf Ogi, UDC et ex-conseiller fédéral lui aussi, lui recommande de céder sa place aux jeunes, on découvre un Christoph Blocher mal, qui s’agite dans son siège.
A suivre Christoph Blocher durant ces derniers vingt ans, on a observé un politicien porteur d’un projet politique, homme de conviction croyant à l’initiative individuelle, à la responsabilité de chacun, abhorrant l’Etat, et encore plus les réunions d’Etats comme l’ONU ou l’Union européenne. Un politicien persuadé d’être investi d’une mission, celle de sauver la Suisse de toute emprise étrangère, économique ou politique, quitte à pratiquer le déni de réalité face à la mort du secret bancaire, quitte à isoler dangereusement son pays. Un politicien qui insuffle un vent de patriotisme post-soixante-huitard, qui dit aux Suisses d’être fiers d’eux et de leurs différences.
Presque rien de tout cela ne subsiste, le film de Bron ne donne pas dans le credo blochérien mais rappelle le parcours d’un homme blessé par l’exclusion de son pasteur de père par ses paroissiens, un homme qui fut pauvre, un agriculteur sans terre et qui prend sa revanche, qui sert ses intérêts, s’enrichit, grimpe tout en haut de l’Etat, puis qui tombe, se fait exclure à son tour, par sa propre faute. Oui. Presque pitié. Sauf que, en conclusion, Bron constate en substance que si l’étoile de Christoph Blocher s’éteint, ses idées, elles, se banalisent et enveniment la politique.
A l’image de la Suisse. On sent bien que notre pays, isolé, ressemble de plus en plus au politicien enfermé dans son bunker doré avec vue sur le lac de Zurich. Alors Bron s’éclipse, laissant Blocher à ses secrets, à ses ombres. Il sait qu’il ne les a pas percés. Mais il a livré sa vision du personnage, forcément partielle, forcément partiale, mais diablement troublante.
Lire aussi: Un cinéaste embarqué dans les lignes ennemies