Marcela Iacub
Essai. Oui, un bon roman peut nous sauver de la haine. Mais sûrement pas grâce à l’empathie, à laquelle notre chroniqueuse Marcela Iacub règle son compte.
L’ouverture du 29e Salon du livre et de la presse de Genève est une excellente occasion pour poser une question majeure: est-ce que la littérature peut nous empêcher de devenir cruels, méprisants, indifférents au malheur des autres? Peut-elle se transformer en un outil efficace pour combattre le racisme, l’intolérance et la xénophobie qui nous guettent?
Les statistiques semblent répondre à ces questions par l’affirmative. Aujourd’hui, ces fléaux touchent une population peu éduquée qui n’a pas la chance de jouir du plaisir de la lecture. Plus difficile est de savoir ce qui explique ces corrélations.
La première hypothèse est la capacité qu’aurait la littérature de provoquer de l’empathie. Les personnages des romans nous permettraient de vivre d’autres vies que les nôtres. Grâce à cela nous serions plus aptes à nous mettre à la place de ceux que nous ne connaissons pas.
Voilà la thèse du dernier ouvrage de la philosophe américaine Martha Nussbaum, L’art d’être juste - L’imagination littéraire et la vie publique (Ed. Flammarion). Pour mieux juger leur prochain, les magistrats devraient passer du temps à lire des romans, pense cette auteure.
Cette approche suppose que l’empathie est une attitude forcément positive envers les autres. On oublie que la haine, le sadisme, l’indifférence y trouvent leur source. La rivalité mimétique naît de l’identification avec autrui. C’est parce que nous croyons que notre rival nous ressemble que nous cherchons à le détruire.
Et que nous croyons que la souffrance de l’autre nous évite de souffrir à notre tour. Comme si le malheur de notre prochain – soit que nous le provoquions ou que nous le contemplions – nous sauverait de subir un destin semblable. En bref, c’est parce que nous ne cessons de nous mettre à la place des autres et d’imaginer ces derniers à notre place que nous les haïssons.
Par ailleurs, l’empathie nous empêche de connaître les autres. Elle nous pousse à ramener ces derniers à nous-mêmes au lieu de nous plonger dans l’abîme de leur singularité. C’est pourquoi, si la littérature est capable de nous sauver de ce fléau qu’est la haine, c’est parce qu’elle nous permet de concevoir notre existence parmi les autres non pas en termes de places interchangeables mais de singularités insubstituables.
Un être à part
Et comment réussirait-elle sans faire appel à ce miracle qu’est l’amour? Si ce sentiment est si adéquat, c’est parce qu’il transforme celui qui l’éprouve en un être à part. Nous nous regardons avec les yeux de l’être aimé qui nous dit: «Toi, tu ne ressembles à personne.» C’est grâce à cela que l’amour nous sauve de l’empathie, de la rivalité mimétique, et donc aussi de la haine.
Et si la littérature peut y contribuer, c’est par le rapport amoureux que nous établissons avec les écrivains; non parce que nous nous identifions aux personnages qu’ils créent. N’avons-nous pas le sentiment que les auteurs que nous aimons s’adressent à nous d’une manière personnelle et intime, même s’ils ont écrit il y a des siècles et qu’ils sont parfaitement indifférents à notre existence?
Pendant les heures de plaisir exquis que nous procurent certains romans, ne sommes-nous pas persuadés de partager avec nos auteurs préférés une espèce de communion de sensibilité qui rend nos destins proches? Ne pensons-nous pas qu’ils nous aiment, nous permettant ainsi de nous percevoir comme des êtres précieux?
Si la littérature peut nous sauver de la haine, ce n’est pas parce qu’elle fait naître l’empathie, mais l’amour de nous-mêmes.