Dossier.Après plus de dix ans de hausse quasi ininterrompue, sauf en 2009, le PIB de la Suisse bat sérieusement de l’aile. Entrée dans une zone de turbulences, la Suisse romande s’offre cependant l’occasion inespérée de repenser son modèle de fonctionnement économique. De l’éducation à la croissance sélective en passant par le soutien aux entreprises de haute technologie.
Et si les vents violents qui s’abattent sur l’économie, provoqués par un franc naturellement redevenu fort après l’abandon du cours plancher, le 15 janvier dernier, étaient finalement salutaires pour la Suisse romande? La remarque peut sembler provocatrice auprès des collaborateurs de toutes ces entreprises, notamment dans le secteur des machines, qui prévoient de supprimer des centaines d’emplois et de délocaliser leur production à l’étranger. Provocatrice aussi aux yeux des hôteliers qui redoutent un lourd déclin de leurs nuitées lors des prochaines saisons. Mais ce revers offre aussi l’occasion de s’interroger sur certaines fragilités présentes et à venir, et à imaginer d’autres pistes pour un bien-être collectif.
Le constat d’abord. Hormis la parenthèse de 2009, on avait fini par s’habituer non seulement à un produit intérieur brut (PIB) en hausse constante, mais surtout à une économie romande en meilleure forme que sa grande sœur alémanique. Sur dix ans, relève l’institut Créa, en collaboration avec les banques cantonales pour le Forum des 100, le poids de la Suisse romande dans l’économie helvétique est passé de 23,4 à 24%. Mais voilà que tout bascule. Cette année, le PIB romand devrait caler à 0,8% selon le Créa, un pronostic au demeurant très optimiste en regard des prévisions de hausse à seulement 0,2% des instituts alémaniques KOF et BAK. Qui plus est, dès 2016 la courbe devrait s’inverser: la Suisse alémanique pourrait se montrer plus dynamique que sa voisine occidentale.
Les hoquets de la Health Valley
Au-delà d’une compétition entre régions qui pourrait faire penser à un combat de coquelets, c’est tout le devenir de la Suisse romande qui pose question. Après le transfert en 2012 de Genève à Darmstadt et à Boston des activités de Merck Serono, avec une perte de 1250 emplois, dont maints scientifiques de talent, après le déménagement, fin 2013, du groupe Shire d’Eysins (VD) à Zoug (220 employés), après le départ de Lausanne pour le canton de Zurich, effectif cet été, de la société de biotech Alexion Pharma International (200 collaborateurs), la fameuse Health Valley romande subit quelques hoquets dans son secteur vital de la recherche et du développement. Le nouveau campus genevois Biotech agira-t-il comme catalyseur de l’innovation? C’est à espérer.
Si la pharma n’est peut-être pas aussi prometteuse qu’il n’y paraît, le négoce de matières premières ne sera sans doute pas non plus la poule aux œufs d’or des années à venir. Les acteurs, qui jusqu’ici évoluaient en toute opacité, devront dorénavant se montrer plus transparents. L’initiative populaire bienvenue intitulée «Entreprises responsables», lancée par 66 ONG, est révélatrice de ce changement. En dix ans, les traders n’ont plus les mêmes pouvoirs. Par ailleurs, la troisième réforme de l’imposition des entreprises en cours est pour les négociants de matières premières une source de grande incertitude.
Le blues des banquiers
A cela s’ajoute la sinistrose du secteur de la gestion de fortune, un des piliers de l’économie lémanique. Les conséquences de l’abandon du secret bancaire commencent seulement à se faire sentir. Une succession de scandales et la perspective du passage à l’échange automatique d’informations ont contraint les banques à se délester d’une part importante de leur clientèle. Mais ce n’est même pas le pire. Le plus grave, pour l’économie lémanique, est l’absence d’accord qui permettrait aux banquiers de démarcher légalement leurs clients en Europe.
Pour contourner cette barrière, les établissements suisses misent activement sur leurs succursales en Europe, notamment au Luxembourg. Les emplois si bien payés des gérants genevois sont transférés, avec, pour leurs employeurs, des économies salariales qui compensent en partie la perte de la lucrative clientèle non déclarée. Pour l’international, l’accent est mis sur Dubaï ou Singapour. Pour les établissements les plus fragilisés, ces délocalisations ne suffisent pas. Une vague de rachats et de fusions bancaires a démarré, avec sa litanie d’«économies structurelles» et de licenciements. Alors que la concentration du secteur financier lémanique sur la gestion de fortune l’avait plutôt protégé de la crise de 2008 comparé à Zurich, les prévisions du Créa prévoient désormais une croissance très modeste de ce même secteur en Romandie dès 2015 et 2016, bien en retrait de la moyenne nationale.
Mentalité de cartel
Autre facteur de forte croissance durant ces dix dernières années, l’immobilier reprend désormais son souffle. Les prix ont déjà décliné de 10% depuis 2014 sur l’ensemble de la Suisse romande et la tendance à la baisse devrait se confirmer. Qui plus est, les restrictions bancaires à l’octroi de prêts hypothécaires freinent les ardeurs. Quant au tourisme, il va lui aussi faire les frais du renchérissement du franc. Enfin, la «mentalité de cartel» qui prévaut en Suisse et qui «empêche une véritable compétition interne entre les agents économiques» freine à la longue toute dynamique de développement. C’est le constat de Philippe Monnier, directeur en partance du Greater Geneva Berne area (GGBa), une organisation qui est toutefois à l’origine de 87 implantations de sociétés étrangères dans le pays depuis 2014.
Dans ce contexte encore fragilisé par les conséquences économiques prévisibles de la votation du 9 février 2014 sur l’immigration de masse, la Suisse romande ne saurait se contenter de se reposer sur ses lauriers. Certes, comme le souligne Andreas Höfert, chef économiste d’UBS, «nous n’avons pas à nous plaindre. Le chômage reste très bas en comparaison internationale et le pays ne va pas traverser une crise comparable à celle des années 90.» Mais cette période de doute et d’incertitude est sans doute le meilleur moment pour faire valoir des réformes et des idées novatrices.
Collaboration François Pilet et Yves Genier
Les trois pistes à explorer
1 Le goût d’entreprendre, cela s’apprend très jeune
«Le talon d’Achille d’un pays comme la Suisse, c’est l’éducation.» Martin Vetterli, président du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse, exprime tout haut ce que maints chercheurs, entrepreneurs et pédagogues pensent tout bas: si la formation suisse, avec son système dual d’apprentissage, ses hautes écoles spécialisées, ses universités et ses grandes écoles polytechniques fédérales, suscite légitimement l’admiration de l’étranger, elle est cependant toujours plus vulnérable. «Nous devons apprendre aux jeunes à se dépasser, le plus tôt possible. Faute de quoi la Suisse manquera de précieux talents.»
Sur les bancs de l’université, quand les étudiants ont déjà construit leur carrière dans leur tête, c’est trop tard, estime Sandy Wetzel, directeur d’Y-Parc, à Yverdon-les-Bains. «Il faut commencer dès l’école primaire à stimuler l’esprit entrepreneurial, le goût du risque et l’ambition de voir les choses en grand.» Encore faut-il, ajoute pertinemment Alain Borle, CEO de la société lausannoise Pac Team Group, que «les parents ne renoncent pas, de leur côté, à éduquer leurs enfants, contribuant ainsi à encourager une société d’assistés». C’est donc d’abord dans la tête des nouvelles générations, qu’elles s’épanouissent dans la peau d’apprentis ou d’universitaires, que la Suisse romande choisira ou non de prospérer.
2 Banquiers, adaptez-vous à la haute technologie!
«En Suisse occidentale, notre force réside dans la maîtrise des objets petits, complexes et fiables. Les gadgets jetables fabriqués à grande échelle, ce n’est pas notre truc», constate Patrick Aebischer, président de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), dans le dernier numéro du magazine Swissquote. «Nous pouvons sortir du lot dans des domaines tels que les wearables (portables, ndlr) connectés, les implants médicaux intelligents ou la médecine personnalisée.» Concevoir et développer de tels produits, c’est bien, pouvoir les industrialiser, c’est encore mieux. Or, si fonder une start-up et bénéficier d’un capital d’amorçage est relativement aisé en Suisse, il se révèle en revanche nettement plus difficile de passer à l’étape suivante, du produit à son industrialisation. Surtout s’il s’agit d’une jeune entreprise de haute technologie.
Yann Tissot, cofondateur de la start-up lausannoise L.E.S.S., qui développe une nanofibre révolutionnaire (lire en page 120), en sait quelque chose. Alors que le cautionnement romand et le canton de Vaud se portaient garants d’un prêt bancaire, plusieurs banques n’ont pas jugé bon d’entrer en matière. Pour être soutenue dans cette phase d’industrialisation, l’entreprise devait avoir par exemple au moins trois ans d’existence, ce qui n’était pas le cas de L.E.S.S. Or, si ce délai semble raisonnable pour une PME traditionnelle, active dans un marché à croissance et à compétition modérées, il est ubuesque pour une société high-tech qui a déjà des clients importants et un immense marché dynamique.
«C’est comme si on nous blâmait d’aller trop vite, constate Yann Tissot. Cette situation est d’autant plus singulière que les banques court-circuitent le travail exceptionnel de soutien aux sociétés créatrices d’emploi qu’entreprennent les autorités politiques via leur service de promotion économique, et cela au nom d’un risque qui n’existe pas. C’est dommageable pour l’ensemble de l’économie du canton.» Finalement, L.E.S.S., à la suite d’une levée de fonds de 3 millions de francs auprès de fonds de capital-risque, a eu le feu vert d’une grande banque. Comme le résume Sandy Wetzel, directeur d’Y-Parc, «la Suisse dispose de l’une des plus fortes densités de chercheurs et de financiers de la planète, mais ces deux milieux se parlent trop peu».
La réticence des banques à soutenir les jeunes entreprises de haute technologie ne s’explique pas par leur seule aversion aux risques financiers. Un récent sondage, réalisé par le cabinet KPMG, montre que le secteur bancaire entretient un rapport ambigu avec la révolution technologique.
Nés dans le sillage des monnaies électroniques comme le bitcoin, de nouveaux protocoles informatiques adaptés aux paiements en ligne ont fait naître une nouvelle industrie dite de «technologie financière», ou «fintech». Les banques suisses semblent conscientes de ce défi, puisque la moitié des établissements interrogés par KPMG considèrent ces enjeux comme une priorité stratégique.
Pourtant, comme dans le soutien aux start-up que tous appellent de leurs vœux, mais qui reste si difficile à concrétiser, le secteur bancaire peine à passer à l’acte. «Si la plupart des banques reconnaissent l’importance des nouvelles technologies, très peu ont vraiment commencé à y investir», regrette KPMG.
3 Une croissance sélective
Voilà des années que nous savons que le PIB présente de grandes limites. Il comptabilise des richesses qui n’en sont pas (plus il y a d’accidents de la route, plus cela fait travailler médecins, assurances, mécaniciens, etc., dont les revenus sont comptabilisés) et ne tient pas compte de temps ou d’activités essentiels pour le développement d’une société (travaux domestiques, activités bénévoles, etc.). Comme le suggèrent dans une récente étude Dominique Bourg, professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne (UNIL), et son assistant, Gabriel Salerno, «il est possible de refondre la totalité de la fiscalité». Une «TVA circulaire», comme l’a suggéré la Fondation 2019, serait par exemple moins lourde sur les offres respectueuses de l’environnement en regard des offres standard du marché. «Pour ce faire, un système d’évaluation comprenant l’analyse du cycle de vie et le calcul des externalités des produits ou services impliqués devrait être mis en place.»
Le Groupe écologie industrielle de l’UNIL vient de réaliser une comptabilité physique de la Suisse romande qui montre notamment que celle-ci est relativement peu gourmande en ressources consommées, comparée à la Suisse tout entière et à d’autres économies industrielles. C’est le tout début d’un processus destiné à nous faire prendre conscience de notre impact sur l’environnement (lire aussi en page 32). A l’heure du dérèglement climatique et des graves atteintes à la biodiversité, la Suisse romande pourrait être à l’avant-garde d’une croissance sélective.