Ullrich Fichtner, Alexander Smoltczyk, Jonathan Stock, Bernhard Zand / Traduction Gian Pozzy
Reportage. Le Népal enterre ses morts, plus de 7000, dans un climat de colère populaire contre un gouvernement corrompu qui gère désastreusement le pays depuis des décennies.
La mort s’est annoncée un samedi, à 11 h 56, heure locale, sous forme d’un choc venu des entrailles de la terre qui a déplacé de 3 mètres vers le sud-ouest toute la région située entre le 26e et le 31e parallèle nord. Au Népal, les 8000 ont chancelé, des ravins ont glissé. Des semaines durant encore, nul ne saura répondre sérieusement à la question du nombre de morts et de blessés.
Depuis la première secousse le 25 avril et ses répliques, on a parlé de 4000 victimes, puis de 5500, puis de plus de 7000 et le premier ministre évalue le terrible bilan à, peut-être, 10 000.
Parmi elles, Rajan Sunuwar. Sa dépouille a été brûlée mercredi dernier sur la rive du Bagmati, le cours d’eau qui sépare Katmandou de la ville royale de Patan, où l’on voit les enfants jouer dans l’eau et les singes escalader les colonnes des temples. C’est en ce lieu de crémation que les âmes des victimes de Katmandou s’envolent vers un autre univers.
Quatre hommes munis d’un masque chirurgical approchent de la rive, ils portent une civière sur laquelle gît, voilée d’un tissu rouge et or, la dépouille de Sunuwar. Les ordonnateurs des pompes funèbres enfilent des gants, ouvrent le sac mortuaire, et appliquent une pâte de santal sur les yeux, les oreilles et le nez du défunt, ainsi que l’usage l’exige. Puis ils empilent les bûches.
La famille de Sunuwar reste à l’écart, évoquant une mort beaucoup trop précoce. Leur fils, leur frère devait s’envoler lundi pour le Japon pour y prendre son service de steward sur un navire de croisière. Samedi, un ami l’avait invité à une agape de départ. Ils étaient tous deux à table quand la terre s’est mise à trembler.
Tous deux ont été ensevelis sous les décombres de la maison. Leurs corps ont été retrouvés dans la nuit, mais les sœurs de Sunuwar n’ont pas voulu lui donner un dernier adieu avant que leur autre frère, un soldat, ne rentre de Londres. Il est arrivé.
Après une heure de préparatifs et de prières, il met le feu à un copeau qu’il approche des lèvres du défunt pour y allumer une pelote de coton. Une épaisse fumée s’élève, les flammes rougeoient et se propagent rapidement au bûcher. Il ne reste bientôt plus qu’un petit tas de cendres que les gardiens du temple versent dans la rivière Bagmati. Rajan Sunuwar avait 27 ans.
La mort est l’épreuve finale de la vie, une éventualité toujours envisageable mais particulièrement stupide et insensée quand c’est la nature qui la provoque. Un séisme, un glissement de terrain, une avalanche sont des événements sans raison, sans faute, sans responsabilité qui touchent les victimes au hasard et épargnent les autres au hasard.
À la quête des fautifs
Katmandou, la capitale haute en couleur du Népal, est certes touchée par le séisme mais pas détruite. Les images des photographes et des chaînes TV accourus exagèrent la situation. Bon nombre de vieilles bâtisses du centre, plusieurs temples et palais se sont effondrés, parfois aussi des immeubles d’habitation ou de bureaux le long des 27 kilomètres du périphérique où ils sont désormais des centaines à camper.
Dans leur malheur, ils ont eu la chance que la puissante secousse de 7,8 sur l’échelle de Richter ne cause pas des dégâts généralisés comme à Izmit (Turquie) en 1999 ou à Bam (Iran) en 2003.
Comparer les catastrophes ne sert à rien, on ne trouve nulle consolation dans le plus grand ou le plus petit, le plus fort ou le plus faible. En tout cas pas pour Kafle, le chauffeur de taxi qui, au moment du séisme, était à table dans son immeuble de six étages avec son père et sa fille de 7 mois, Rasmi.
Il a pris son bébé contre lui, foncé dans la cage d’escalier mais n’est arrivé que jusqu’au premier étage quand la maison s’est effondrée sur eux. En tombant les uns sur les autres, les décombres ont ménagé un minuscule abri où ils se sont blottis dans le noir, les gravats et la poussière, un filet d’air pour respirer.
Le bébé pleurait très fort, puis moins, puis plus du tout. Le père croyait la fillette endormie. Puis il entendit des bruits qui, de minute en minute, se faisaient plus proches. Kafle, l’enterré vivant, cria: «Je suis là, nous sommes là, aidez-nous!» Rasila, l’épouse de Kafle, arrivait avec les sauveteurs.
Elle le rassura et, au bout de quelques heures, Kafle était libéré, une jambe brisée et le cou paralysé. Ce n’est qu’au moment de son sauvetage, qu’il vécut comme une renaissance, qu’il comprit, anéanti, que l’enfant dans ses bras était morte.
Ce sont des histoires comme celle-ci, insupportables, qui créent de la tension dans les régions sinistrées, un embouteillage de sentiments qui nécessite un exutoire. C’est pourquoi, au Népal aussi, la quête des fautifs, des responsables a rapidement commencé, quand bien même on parle ici d’une catastrophe naturelle imprévisible sur la terre natale de Bouddha.
On se demande si les opérations de sauvetage ne devraient pas être beaucoup mieux organisées; pourquoi les multiples vétustes bâtisses et les temples de Katmandou sont abandonnés dans un état impardonnable; pourquoi le pays manque de tout, mais surtout de médecins, d’hôpitaux, de lits, de tentes, de pelleteuses, d’eau et de courant électrique.
Et on parle d’un dysfonctionnement à propos duquel pratiquement tous les Népalais sont au clair: des fonctionnaires corrompus empochent l’argent des organisations de secours.
Près du parc Ratna de Katmandou, qui disparaît sous les tentes de l’armée népalaise, se dresse le National Trauma Centre, un hôpital flambant neuf inauguré en novembre dernier par le premier ministre népalais, Sushil Koirala, et son homologue indien, Narendra Modi.
Au milieu de la semaine dernière, les blessés se pressent autour de l’entrée quand un convoi de limousines noires grimpe lentement la rampe d’accès. Un homme en costume sombre et couvre-chef noir émerge d’une Mercedes blindée: le premier ministre Koirala.
Nul n’a envisagé sa visite et les gardes du corps écartent brutalement blessés et soignants, le cortège du notable défile entre les colonnes de porphyre de l’entrée. Le chef du gouvernement s’arrête brièvement devant quelques lits d’urgence rassemblés dans le hall, l’équipe des caméramans de la télévision éclaire la scène.
«Qu’est-ce que tu fiches ici?» demande soudain une voix issue des rangs des blessés. Ils ne voient Koirala qu’à peine, entouré qu’il est par une meute de gardes du corps et de journalistes locaux. «Pourquoi es-tu accouru ici? demande encore une voix, désormais tonitruante.
Nous n’avons plus de toit, nous n’avons même pas une tente.» La visite du premier ministre n’aura pas duré dix minutes, son entourage le presse vers la sortie, les sirènes se mettent à hurler, les pneus des limousines crissent. Reste un peuple qui ne fait guère cas de son gouvernement, qui ne lui témoigne qu’une confiance limitée, vu ses décennies d’expérience avec les puissants du pays, fussent-ils rois ou ministres.
L’ importance de l’émigration
Séisme ou pas, le Népal est en piteux état: non seulement c’est un des pays les plus pauvres du monde mais aussi un des plus mal gérés. Une «République démocratique du Népal» qui se subdivise en une centaine de groupes ethniques parlant une cinquantaine de langues; au Parlement siègent plusieurs partis communistes hétéroclites.
Jusqu’en 2008, le pays était un royaume et le serait sans doute encore si, en 2001, la famille royale n’avait pas été victime d’un massacre resté mystérieux. Le pays ne s’est pas remis du régicide ni, surtout, de dix années de guerre civile avec les factions maoïstes.
Avant le séisme déjà, quelque 200 organisations d’aide internationales étaient enregistrées à Katmandou. Comme à Ramallah, Port-au-Prince ou Sarajevo, la solidarité du reste du monde est une source de revenus importante pour les élites locales.
Quelque 26% du budget népalais provient d’aides étrangères. Un quart du PIB est fourni par les envois d’argent de 6 millions de travailleurs népalais émigrés, notamment dans les Etats du Golfe où ils œuvrent sur les chantiers, comme gardes du corps ou personnel de maison.
Les hommes et les femmes sont une denrée d’exportation essentielle, y compris ceux qui ne sont pas encore nés: les mères porteuses népalaises sont appréciées, en particulier en Israël où, rien que la semaine dernière, quinze nourrissons ont été exportés.
Huit millions de gens affectés
Tandis qu’à Katmandou les cafés internet pullulent, 45% des habitants du pays ne savent ni lire ni écrire. De vastes portions du pays ne sont atteignables qu’à dos de yak. Ou en hélicoptère, pour peu qu’ils ne soient pas tous mobilisés pour voler au secours des alpinistes occidentaux.
Au camp de base de l’Everest, à 5300 mètres d’altitude, ils étaient un bon millier à se préparer à gravir le toit du monde. Le 25 avril, jour du tremblement de terre, des avalanches s’étaient déjà détachées de l’Everest toute la matinée.
Quand la secousse s’est produite, l’alpiniste Jost Kobusch a filmé l’événement et ses images ont fait le tour du monde: «Le sol tremble», dit-il en riant. Quand il se rend compte qu’il ne filme pas une inoffensive manifestation naturelle mais bien un désastre, il s’écrie à plusieurs reprises: «Fuck!» Une immense vague blanche emporte le camp: 18 alpinistes sont tués, une soixantaine d’autres plus ou moins grièvement blessés.
Jost Kobusch s’en tire indemne et envoie un SMS à ses parents en Allemagne: «Tout va bien.» Pour lui, pas pour le Népal.
Les Nations Unies estiment que plus de 8 millions de personnes sont affectées, le temps est froid et humide. On pense que 3,5 millions de Népalais n’ont pas assez à manger, pas assez d’eau et presque pas de médicaments. L’ONU a lancé un appel à des aides à hauteur de 415 millions de dollars. C’est beaucoup. Sur place, les gens espèrent ingénument que l’argent leur parviendra réellement.