Texte: Pascale Hugues | Photos: Thomas Meyer Otskreuz
Dossier.Longtemps jugée trop provinciale, la partie ouest de la ville a désormais gagné en notoriété et entamé une totale métamorphose. C/O Berlin, lieu d’exposition de photographes renommés, y a notamment pris ses quartiers.
Déménager C/O à Berlin-Ouest? Pour Stephan Erfurt, fondateur d’un des pôles artistiques les plus en vue de la capitale, c’était hors de question. Berlin-Ouest est beaucoup trop marginalisé et provincial! Quand cet ancien photoreporter décide, il y a quinze ans, de fonder un lieu pour donner leur chance à de jeunes photographes talentueux mais inconnus en les exposant à côté de stars internationales, cela lui semble tout naturel de se loger à Berlin-Est. C/O élit domicile dans le bâtiment désaffecté du Postfuhramt, l’ancienne poste de briques rouges de l’Oranienburgerstrasse, la rue la plus branchée de l’après-chute du Mur, dans le quartier de Mitte. A côté de la synagogue, entre les cafés, les galeries d’art, les clubs et les bars de nuit, C/O est dans son élément. Au bout de la rue trône le Tacheles, cette ruine d’un grand magasin du début du siècle dernier squattée et balafrée de tags, qui fut pendant des années le haut lieu des folles nuits berlinoises.
Mais, vingt-cinq ans après la chute du mur, Berlin se normalise à grands pas. L’Oranienburgerstrasse a perdu son effronterie anarchique. Le prix de l’immobilier grimpe. Le Tacheles est évacué par un huissier flanqué de policiers et racheté par un investisseur privé. Le Postfuhramt est vendu à un fabricant de valves cardiaques qui veut y loger sa représentation berlinoise. C/O est à la rue. Commence alors une longue quête pour trouver de nouveaux locaux. «Bien entendu, nous avons d’abord cherché à l’est, reconnaît Stephan Erfurt. Et puis, un jour, on nous a proposé l’Amerika Haus, au cœur de Berlin-Ouest. Nous étions très sceptiques au début. Nous avons fini par accepter et nous ne le regrettons pas!» Cet ancien centre culturel américain fut construit après la guerre à deux pas de la Gedächtniskirche, l’église du souvenir, une semi-ruine au bout du Kurfürstendamm, le grand boulevard commerçant de Berlin-Ouest. Le bâtiment, dissimulé derrière un grillage où poussaient broussaille et mauvaise herbe, était à l’abandon depuis plusieurs années à côté la gare du zoo, dont les arcades, aujourd’hui encore, sentent l’urine et la bière des clochards. Cet état de délabrement atteint son comble quand la gare du zoo perd ses grandes lignes et est rétrogradée au rang de gare régionale. La nouvelle gare centrale de Mitte lui a ravi sa place.
«Nous avons tout rénové… C/O a rouvert ses portes le 1er novembre dernier. Nous attendons 200 000 visiteurs en 2015. C’est la ruée!» se réjouit Stephan Erfurt en observant d’un œil ravi le rectangle de gazon impeccable devant les hautes baies vitrées de la cafétéria et les tables que l’on vient de sortir pour accueillir les premiers rayons du soleil printanier. Il croit à l’effet boule de neige. «Il suffit que l’un franchisse le pas et s’installe pour que tous les autres suivent.» A deux minutes de C/O, dans un ancien mess d’officiers prussiens, se trouve la fondation Helmut Newton, le photographe d’origine berlinoise et au coin de la rue a commencé la démolition d’un immeuble miteux abritant sexe-shops et chaînes de fringues bon marché pour laisser la place à une nouvelle construction de verre et d’acier.
C/O est une pièce centrale de la City West, c’est ainsi que les urbanistes et les investisseurs chargés de le «revitaliser» ont rebaptisé le cœur de Berlin-Ouest. Il n’y a pas si longtemps encore, on l’appelait banalement le «quartier du zoo». Après la chute du mur, les branchés du monde entier se précipitent vers Mitte, Prenzlauerberg et Friedrichshain, les nouveaux quartiers in de Berlin-Est. Les immeubles délabrés sont rénovés, les façades grises prennent des couleurs, des lofts poussent sur les toits, des galeries d’art et des magasins design à chaque coin de rue. Berlin unifié retrouve aussi son centre historique autour de l’avenue Unter den Linden. La chancellerie, la plupart des ministères et des ambassades viennent s’installer autour du Reichstag, nouveau Parlement de la capitale déménagé de Bonn. Les deniers publics, les investissements privés coulent à l’est. La Potsdamerplatz et la Leipzigerplatz sont reconstruites sur le terrain vague de la coulée du Mur. Tout le monde est accaparé par ces gigantesques chantiers à l’est et on oublie l’ouest. La City West autour de la vilaine Breitscheidplatz est totalement délaissée. Une relique de l’architecture de l’après-guerre. Des salles de machines à sous, des chaînes de burgers, des baraques à frites-saucisses, un marché de Noël en décembre et, en été, sur le triste parvis de béton de l’église, une fontaine où les touristes et les joueurs de flûte de Pan font une halte avant de poursuivre leur promenade sur le Kurfürstendamm.
Totale métamorphose
Mais, depuis quelques années, la City West est en train de se métamorphoser. La Bikini-Haus, ce bâtiment à toit plat dans le pur style des années 50 qui se morfondait avec ses bureaux, son parking et quelques magasins vieillots, vient d’être entièrement rénovée et transformée en concept mall: 59 boutiques de créateurs hypertendance (Andreas Murkudis, Mauro Grifoni) et 19 pop-up stores, petits kiosques en bois clair dont les exposants se relaient tous les deux mois, proposent une shopping experience hors du commun.
Une véritable solution de rechange à la Schönhauserallee, le temple du shopping branché à Mitte. A la Bikini-Haus, les restaurants servent une cuisine fusion, mélange d’asiatique et d’européenne, et des latte au lait de soja. De l’immense terrasse, on a une vue panoramique sur les girafes et les singes du zoo. «Life is beautiful» brille en lettres rose bonbon à la tombée de la nuit au haut de la tour de l’Hôtel 25hours, conçu par un jeune designer berlinois très en vogue. Des plantes vertes et des palmiers touffus créent une ambiance jungle urbaine. Dans chacune des 149 chambres, on trouve un hamac pour se reposer et un vélo prêt à être enfourché pour sillonner Berlin.
Au 10e étage, le Monkey Bar, avec son air new-yorkais, est le nouveau lieu de rendez-vous des branchés. Les serveurs ont des barbes de talibans, des tatouages et des casquettes à l’envers. Le DJ mixe de la musique électronique ou, comble du chic rétro, des disques vinyles de Tina Turner et de Frank Sinatra. Serrés sur les sofas devant un feu de cheminée, les Berlinois observent au loin la tour de la télévision de l’Alexanderplatz, icône de Berlin-Est. Des tuyaux courent sur le plafond de béton brut, symbole de cette capitale en construction permanente. Et, en face, le restaurant Neni propose une cuisine israélienne et affiche complet tous les soirs. On n’est pas habitué à tant de branchitude dans ce quartier ringard.
En face de la Bikini-Haus, Berlin, qui s’est toujours méfié des gratte-ciels, a laissé pousser la tour de 118 mètres de haut du nouvel hôtel de luxe Waldorf Astoria inauguré en janvier 2013. Une deuxième tour jumelle est en train de sortir de terre. Elle abritera un Motel One, une chaîne aux prix bas de gamme. Au rez-de-chaussée du Waldorf Astoria, le Romanisches Café essaie de recréer l’ambiance des années 20, quand tout ce que le Berlin de la République de Weimar comptait d’écrivains et de journalistes de renom se retrouvait ici pour refaire le monde alors en pleine effervescence. Aujourd’hui, des femmes très jeunes et déjà très botoxées avancent à petits pas vacillants sur leurs talons aiguilles au bras de leur mari sexagénaire au portefeuille aussi rebondi que leur ventre. La clientèle majoritairement russe et arabe vient faire son shopping ou se faire soigner à l’hôpital très renommé de la Charité. En face de l’hôtel, le Zoo Palast, grosse épave qui dépérissait depuis des années, a refait peau neuve: sept salles, 1650 fauteuils en cuir où l’on vient vous servir cocktails et expressos. Même le KaDeWe, le Harrods berlinois, s’est défait de ses allures de gros magasin de province. On y trouve maintenant toutes les grandes enseignes de luxe.
Et Berlin-Est dans tout cela? Surfait, envahi par les touristes et les bobos… raillent les pionniers triomphants de la City West.
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