Décodage. Qui sont les 300 personnes accréditées défendant sous la coupole des intérêts particuliers? En pleine affaire Markwalder, «L’Hebdo» a épluché la liste des bénéficiaires.
Sous la coupole du Palais fédéral, ils sont tantôt très discrets, tantôt très visibles, les lobbyistes. Certains rasent les murs, d’autres racolent effrontément le client – comprenez: le parlementaire – pour vendre leur camelote, allant d’un amendement à une loi, à une soirée d’information exclusive. Depuis que l’affaire Markwalder a éclaté, on ne parle plus que d’eux. Au fil des décennies, les lobbyistes ont envahi les lieux. L’Hebdo les a recensés sur la base de la «liste des accrédités»: ils sont désormais plus de 300, soit plus nombreux que les élus des deux Chambres (246).
L’affaire Markwalder ? Un petit «scandale» en vérité, qui porte sur des sommes dérisoires et n’a jamais mis en danger la sécurité du pays, mais qui a le mérite de mettre en lumière les activités parfois très opaques des lobbyistes.
L’une d’entre eux, Marie-Louise Baumann en l’occurrence, a sollicité la conseillère nationale Christa Markwalder (PLR/BE) pour qu’elle dépose une interpellation sur les relations entre la Suisse et le Kazakhstan. Elle travaille pour un pseudo-parti d’opposition en réalité proche du pouvoir, auquel elle facture ce service 7000 francs. En fait, le but de Marie-Louise Baumann est d’obtenir des informations sur la procédure du Ministère public contre Viktor Khrapunov, un ancien ministre et maire d’Almaty réfugié à Genève, aujourd’hui opposé au régime du président Noursoultan Nazarbaïev.
La présence des lobbyistes n’est de loin pas nouvelle (voir notre dossier du 23 juin 2011). Mais il est vrai qu’elle est de plus en plus marquée, ce qui a irrité certains députés se plaignant de ne pas savoir pour qui travaillent certains «marchands du temple», comme les surnomme le conseiller aux Etats Didier Berberat (PS/NE). Celui-ci a tenté à deux reprises de convaincre ses collègues de mieux réglementer leurs activités, mais sans succès.
En la matière, la Suisse accuse un énorme retard par rapport à l’Europe. En décembre 2011, elle a certes franchi un petit premier pas vers la transparence en publiant la «liste des accrédités» des élus (en ligne sur www.parlement.ch). L’an dernier, la Société suisse des affaires publiques (SSAP), craignant un dégât d’image pour la profession, a décidé de rédiger un code de déontologie, désormais obligatoire pour chacun de ses 330 membres. Celui-ci impose au lobbyiste de déclarer le nom de ses mandants et d’actualiser ses données constamment. «Nous devions faire cet effort de transparence pour gagner en professionnalisme et en crédibilité auprès des parlementaires», déclare son nouveau président, Stefan Kilchenmann, responsable des affaires publiques chez Swisscom.
Piège de la transparence
Tous les membres de la SSAP n’ont pas suivi le mouvement. Une dizaine d’entre eux ont préféré démissionner de cette association faîtière. Parmi eux, Chantal Balet, l’ancienne responsable romande de l’association faîtière economiesuisse, aujourd’hui associée du Cabinet conseils FBL et membre du conseil d’administration de plusieurs entreprises, dont Vaudoise Assurances. A ses yeux, cet effort de transparence est une malheureuse dérive.
«En Suisse, le système veut que les parlementaires de milice soient en contact permanent avec les lobbyistes. Tout fonctionne sur la confiance réciproque», souligne-t-elle. «La confiance est le propre de l’Etat démocratique, alors que la transparence et la défiance sont le propre de l’Etat totalitaire», ajoute-t-elle. Elle est tout à fait d’accord de déclarer les intérêts qu’elle défend aux parlementaires qu’elle contacte, mais pas à la presse. «A l’époque où je disposais d’un badge d’accès au palais que m’avait procuré Charles Favre (PLR/VD), les médias se sont empressés de l’accuser d’être à la solde d’economiesuisse, ce qui était absurde», raconte-t-elle encore.
Chantal Balet incarne la vieille école du lobbyisme. En Suisse, tout le monde se connaît. Dès lors, d’éventuels moutons noirs seraient «grillés en six mois», selon elle. Au Palais fédéral, pourtant, la vie a évolué. En période de session, les lobbyistes envahissent la salle des pas perdus – qui porte de plus en plus mal son nom – du Conseil national. Associations patronales, syndicats, branches économiques, écologistes, ONG, cantons et villes: chacun défend légitimement ses intérêts.
Mais les lobbyistes sont devenus plus nombreux que les parlementaires, et certains élus en perdent la vue d’ensemble, à l’image du président de la Commission de politique extérieure (CPE) du Conseil national, Carlo Sommaruga (PS/GE): «Il existe des lobbyistes qui assument des mandats si peu clairs qu’on se demande s’ils travaillent pour une grande multinationale ou une entité proche d’un Etat étranger. Même si je n’ai aucune preuve, je peux imaginer que certains oligarques ou potentats, déchus ou pas, bénéficient du soutien de lobbyistes défendant leurs intérêts au Parlement suisse.»
Et Carlo Sommaruga de narrer une anecdote toute fraîche, datant du 8 mai dernier. L’ambassade de Colombie l’a invité, notamment, à rencontrer la vice-ministre des Mines et de l’Energie, Maria Isabel Ulloa. Il s’attend donc à se rendre dans les locaux de l’ambassade mais, au dernier moment, il apprend que l’événement se déroulera à la Clé de Berne, ce restaurant de l’agence Furrer. Hugi donnant sur la place de la gare. En y arrivant, il se retrouve nez à nez avec des représentants de Glencore et d’autres multinationales. «Qui organise cette manifestation?» s’enquiert-il, craignant de se faire instrumentaliser par ce grand cabinet de lobbyisme, qui assume un mandat pour Glencore. Carlo Sommaruga n’acceptera la discussion qu’après avoir reçu l’assurance que l’ambassade de Colombie est bien l’organisateur de la rencontre. Contacté, le lobbyiste Lorenz Furrer confirme et révèle le coût de cet apéro riche: 1300 francs.
La SSAP ne s’est pas contentée de se donner un nouveau code, elle s’est aussi dotée d’une commission de déontologie pour surveiller sa mise en application, qui a d’ailleurs décidé d’analyser l’affaire Markwalder pour en faire un cas d’école. Cela dit, ces nouvelles règles ne changeront rien ou presque à la pratique du lobbyisme au Palais fédéral. Chaque parlementaire continuera à décerner une accréditation à deux personnes de son choix. Il pourra toujours attribuer ce précieux sésame à un lobbyiste non membre de la SSAP. Le plus connu d’entre eux n’est autre que l’ancien ambassadeur Thomas Borer, invité par le banquier et conseiller national Thomas Matter (UDC/ZH).
Critique feutrée
Ces lobbyistes issus de cabinets d’affaires publiques et de bureaux de communication restent pourtant encore une minorité (22) sous la coupole. La majorité des personnes accréditées représente l’économie, les syndicats et la société civile en général. De sorte que la critique à leur égard reste feutrée, y compris dans la bouche de Didier Berberat. Tout en militant pour une plus grande transparence, celui-ci n’éprouve aucun besoin pressant de les chasser du Palais fédéral. «Il est intéressant d’écouter aussi leur voix mais, ensuite, il importe de ne pas en devenir l’otage et de conserver un esprit critique.» La loi ne stipule-t-elle pas que les parlementaires votent «sans instruction»?