Enquête. Un témoignage inédit du grand escroc de la finance accable des gérants genevois.
Pénitencier de Butner, Caroline du Nord, 7 août 2012. Bernie Madoff prend place face aux avocats des cabinets new-yorkais Hunton & Williams et Labaton Sucharow. A 74 ans, celui qui laissera son nom parmi les plus grands escrocs de l’histoire se doute qu’il s’agit d’un de ses tout derniers tours de piste. Après, les biographes et les historiens se pencheront à loisir sur le récit de sa fantastique fraude.
En 2012, la saga est déjà écrite. Mais pas tout à fait. Ce mardi-là, les livres d’histoire ne se sont pas encore refermés sur Bernie Madoff. L’enregistrement débute. Il est 7 h 51 du matin. Le détenu matricule 61727-054 a tout son temps. Il a déjà été condamné à cent cinquante ans de prison trois ans plus tôt. Sa date de libération est agendée au 14 novembre 2139.
Ce jour-là, il ne prend plus la parole comme accusé, mais comme témoin. Un témoin étrangement libéré par sa peine: son destin définitivement scellé, l’ancien roi de Wall Street n’a plus rien à perdre. Alors, pendant cinq longues heures, Bernie Madoff parle.
Il sait que ce témoignage sera probablement sa dernière occasion de s’exprimer face à la justice. Et, peut-être, d’influer un peu son cours. Ce dont il ne pouvait se douter, en revanche, c’est de l’étonnant parcours que suivra le procès-verbal de son récit, minutieusement retranscrit par la greffière. Ce document de 202 pages, qui jette une lumière crue sur la manière dont l’escroc new-yorkais a pu agir pendant plus de quinze ans sans être inquiété, sera gardé secret dans les méandres de la justice américaine presque trois ans.
Jusqu’au revirement de la dernière heure. Cette déposition étrangement oubliée vient en effet de ressurgir à Genève, sur le bureau du procureur Marc Tappolet. L’Hebdo a pu se procurer ce document inédit, que nous publions sur notre site internet.
La déposition est accablante pour la place bancaire genevoise, qui avait offert à l’escroc un de ses principaux viviers de victimes, juste après New York et Miami. Elle arrange encore moins les affaires de six gérants de fortune poursuivis en Suisse pour gestion déloyale, et dont la mise en accusation formelle serait imminente.
Parmi eux, cinq sont les ex-associés de la petite firme genevoise Aurelia. Le sixième, Manuel Echeverria, dirigeait la société de gestion de fonds Optimal Investment, filiale genevoise de la grande banque espagnole Santander. Optimal avait englouti près de 3,5 milliards de dollars de ses clients dans la fraude. Aurelia quelque 800 millions. Les responsables des deux sociétés ont été inculpés, séparément, en 2009, pour «gestion déloyale avec dessein d’enrichissement».
Première mondiale
Ces deux procédures parallèles sont observées avec la plus grande attention, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. Une condamnation pénale dans une de ces deux affaires serait une première mondiale, établissant la responsabilité pénale de gérants ayant confié les fonds de leurs clients à l’escroc. Toutes les autres tentatives similaires lancées à ce jour en Suisse comme à l’étranger ont été abandonnées, ou ont débouché sur des non-lieux.
Conscient du caractère exceptionnel de son enquête, le procureur genevois Marc Tappolet a pris tout son temps. Le magistrat accumule témoignages et expertises dans ce dossier depuis maintenant plus de six ans. En août dernier, le Ministère public assurait que la procédure était «à bout touchant». Mais dix mois plus tard, toujours rien. Et l’heure tourne. Les premiers délais de prescription tomberont en décembre.
Pire: le Ministère public a subi un méchant revers, en janvier dernier, dans une plus petite affaire également liée à Madoff. Le parquet avait requis trois ans de prison contre un gérant qui avait investi 5 millions de francs dans le trou noir de Bernie. Il a été acquitté.
Pour établir la culpabilité des six accusés, le procureur Marc Tappolet devra montrer qu’ils ont violé les règles de prudence, par appât du gain. C’est sur ce point, justement, que Bernard Madoff avait des choses à dire, le 7 août 2012. A l’époque, la question de l’implication des gérants genevois d’Optimal occupait les tribunaux américains. Des investisseurs avaient porté plainte contre la banque espagnole et contre sa filiale genevoise. C’est dans le cadre de ce procès civil que le témoignage du maître avait été recueilli.
Toutes les questions qui préoccupent aujourd’hui le parquet genevois lui avaient alors été posées. Le prisonnier ne s’était fait pas prier pour répondre, prenant même un malin plaisir à accabler ses anciens partenaires d’affaires. Sa gigantesque fraude, expliquait-il, n’aurait jamais été possible sans «l’aveuglement volontaire» de tous ses pourvoyeurs de clients naïfs. Sa propre cupidité, dit-il en substance, n’aurait pas été possible sans celle des autres. En voici les extraits. Les questions sont posées par l’avocat des clients lésés d’Optimal, Javier Bleichmar.
Est-ce que les gens vous posaient des questions sur votre stratégie de placement?
Oui, les gens me posaient ces questions. Je prévenais que je ne répondrais pas. Ou alors je répondais de mon mieux, parfois avec des explications qui tenaient la route, parfois pas du tout. Mais dit avec suffisamment de conviction, vous savez, ça passait. Et puis j’avais cette réputation d’être secret et indépendant. (…) J’ai toujours eu une théorie: si vous ne comprenez pas une stratégie ou un business, n’y allez pas. Parce que la Bourse n’est pas si compliquée. Même si tout le monde essaie de faire croire que c’est très mystérieux et compliqué, ce n’est pas bien sorcier. Si vous ne comprenez pas quelque chose, c’est qu’il y a une raison.
Aviez-vous le sentiment que les gérants de fonds qui investissaient chez vous ne comprenaient pas ce que vous faisiez?
J’avais le sentiment qu’ils ne voulaient pas comprendre. C’était une forme d’aveuglement volontaire. (…) Je pense qu’ils ne pouvaient pas résister aux profits que cela générait pour eux. Je veux dire… ils étaient submergés par la cupidité.
C’était aussi le cas d’Optimal?
C’était le cas d’Optimal. (…) Il y avait tout un groupe de gens comme Manuel (ndlr: Manuel Echeverria) qui n’étaient pas des décideurs mais qui choisissaient où était placé l’argent (des clients). Ces gens ne voulaient pas faire de vagues. Plus ils faisaient des vagues, plus ils avaient des problèmes. (…)
Pensez-vous que cette attitude était raisonnable de la part de professionnels actifs dans la finance depuis des décennies?
Leur survie dépendait de leur relation avec moi. C’était une relation très profitable pour eux personnellement, et aussi pour leur banque ou leur fonds. (…)
Est-ce que certains vous ont demandé si vous étiez un Ponzi?
Certains m’ont posé la question. Ils le faisaient avec le sourire. Genre ils me demandaient si je n’étais pas comme un de ces fonds qui ont coulé. Ou alors ils me demandaient si j’exécutais vraiment toutes ces transactions (en Bourse). Alors, parfois, je répondais que non, que je ne les exécutais pas. Ils riaient, et c’était tout. Ils ne voulaient pas y croire.
Une semaine après cette déposition, le 14 août 2012, la juge américaine en charge de la plainte contre Optimal classait le dossier, estimant que les griefs devaient être tranchés non pas par sa cour, mais par la justice genevoise. Le procès-verbal de Bernie Madoff, lui, est tout simplement resté scellé dans les archives du tribunal de New York.
Quatre ans plus tard, le procureur Marc Tappolet vient seulement de mettre la main dessus, dans la dernière ligne droite de son enquête, au hasard d’une procédure parallèle intentée par les parties civiles. Selon une source proche du dossier, le dépôt d’actes d’accusation contre les associés d’Aurelia et d’Optimal ne serait cette fois plus qu’une «question de semaines».
Découvrant les propos du maître et les jugeant «sortis de leur contexte», un des associés d’Aurelia s’interroge: «Quelle crédibilité peut-on donner aux déclarations de M. Madoff, le plus grand escroc du siècle? Nous contestons notre responsabilité et continuerons de nous battre, comme nous le faisons depuis bientôt sept ans.» L’avocat de Manuel Echeverria, Saverio Lembo, assure que son client se battra lui aussi «jusqu’au bout pour établir qu’il ne savait rien de la fraude, ni n’a accepté une telle éventualité».