Décodage. Une vague de nationalisme bouddhiste se lève au sud-est de l’Asie, et les moines radicaux sont ses plus ardents boutefeux. C’est en Birmanie et au Sri Lanka que la violence est la plus virulente: au nom de la religion.
«En 2007, la révolution safran a vu des bonzes se dresser contre la dictature, le monde les admirait. Aujourd’hui, les moines bouddhistes apparaissent comme violents et racistes: des néonazis en costume de moine!» Quand il parle, même dans un contexte scientifique comme ici à un récent colloque à l’Institut suédois des affaires internationales, Maung Zarni, chercheur et dissident birman en exil, choisit des mots de feu. Est-ce parce que ce qu’il a à dire est si difficile à faire entendre?
Maung Zarni est un grand connaisseur d’une tragédie dont quelques échos sont arrivés jusqu’à nous ces dernières semaines, mais qui peine terriblement à trouver sa place dans le hit-parade mondialisé des sujets compassionnels: les persécutions et le nettoyage ethnique systématique dont sont victimes les musulmans rohingyas de Birmanie, l’une des minorités les plus persécutées du monde selon l’ONU. Non que cette violence soit nouvelle: les Rohingyas ont été décrétés apatrides dans leur propre pays en 1982 déjà. Privés de la nationalité birmane sous le régime militaire de Ne Win, ils n’ont pas vu leur sort s’améliorer avec l’ouverture, en 2011, de la Birmanie à une démocratie encore bien peu crédible. Et la nouvelle si difficile à assimiler, c’est que de beaux bonzes en tunique safran sont en première ligne pour attiser la haine qui fait peser sur eux la menace de l’extermination. Non, la tolérance et la compassion ne sont pas le seul visage du bouddhisme. Et si nous peinons tant à prendre la mesure de la tragédie des Rohingyas, c’est, comme l’analyse Raphaël Liogier, de l’Observatoire du religieux, que l’Occident s’est fabriqué une image idéalisée de cette religion (lire l’interview en page 26).
Voici, en ce printemps 2015, les dernières nouvelles de la vie politique birmane: conçu et promu par un groupe de moines radicaux issu du mouvement 969 du bonze Wirathu, le paquet de lois dites «pour la protection de la race et de la religion» a fait un grand pas en avant. La Chambre basse du Parlement a accepté, fin mars, deux textes particulièrement scandaleux aux yeux des défenseurs des droits humains: le premier permettra à l’Etat de limiter, dans les régions de son choix, le nombre d’enfants autorisés par femme. Le second n’autorisera une femme bouddhiste à épouser un homme d’une autre religion que sous réserve d’une permission délivrée par les autorités locales.
Quelques jours plus tôt, trois responsables d’un bar de Rangoon payaient cher leur étourderie: deux ans et demi de prison avec travaux forcés pour avoir publié sur Facebook une image de Bouddha avec des écouteurs sur les oreilles. Le courageux avocat (chrétien) qui a accepté de les défendre fait l’objet de menaces de mort, selon un correspondant de 24 heures à Rangoon. Non, il n’y a pas que l’image de Mahomet qui soit intouchable: l’an dernier, une touriste britannique a été arrêtée à l’aéroport de Colombo et expulsée parce qu’elle portait sur le bras un bouddha tatoué.
Tous les indices convergent vers cette constatation: en Birmanie, l’ethnonationalisme se porte mieux que jamais et, pour l’attiser, l’armée (encore largement au pouvoir et intégralement bouddhiste) et les religieux radicaux marchent main dans la main. «Comme des millions de mes concitoyens, j’ai été élevé comme un fier petit raciste, dit encore Maung Zarni. Imprégné de l’idée qu’être Birman, c’est être bouddhiste.» Or, son pays compte 135 ethnies, et seul le fédéralisme pourrait mettre fin aux violences intercommunautaires qui l’ensanglantent régulièrement. Mais «un seul groupe ethnique contrôle le pouvoir», et la paix n’est pas pour demain. Le grand inspirateur des moines radicaux, Ashin Wirathu, qui se définit comme «le Ben Laden birman» et incite au boycott des commerces tenus par des musulmans, l’affirme frontalement: «Préserver notre religion et notre race est plus important que la démocratie.»
C’est au Sri Lanka que le fondamentalisme bouddhiste est le plus ancien. Il nourrit depuis des décennies les violences contre la minorité tamoule (majoritairement hindoue) et s’appuie sur des textes qui font de l’île la terre sacrée du bouddhisme, à défendre à tout prix contre les infidèles. L’an dernier, initiées par le mouvement Bodu Bala Sena (ou Force de puissance bouddhiste) sous le regard indifférent des forces de l’ordre, les violences contre les musulmans dans des villages du sud du pays ont fait quatre morts et 10 000 déplacés.
«Qu’est-ce que cela signifie pour mon pays si le gouvernement laisse la bride sur le cou à des voyous sans foi ni loi?» se demandait en janvier dernier dans le New York Times un moine sri lankais qui avait eu l’imprudence de s’élever publiquement contre les violences faites aux minorités. Ses appels à l’harmonie entre communautés l’avaient obligé à vivre caché durant des mois. Avant l’agression: l’an dernier, Watareka Vijtha Thero était retrouvé sur le bas-côté d’une route près de Colombo, nu et ensanglanté, pieds et poings liés. En réponse à la plainte qu’il avait déposée, il était emprisonné et accusé de simulation d’agression.
«Une vague de populisme chauviniste submerge le pays», observe Rohini Mohan, le journaliste du NYT qui a rencontré Watareka Vijtha Thero. Si le nationalisme bouddhiste a nourri, au XIXe siècle, la lutte contre les colonisateurs, il a persisté après l’indépendance et, depuis dix ans, il a pris un visage plus que jamais politique. En 2004, son émanation sri lankaise, le National Heritage Party, se présentait aux élections et plaçait neuf moines au Parlement.
La montée des fondamentalismes est un phénomène mondialisé et il n’épargne pas le bouddhisme, observe Raphaël Liogier, qui situe les violences actuelles dans leur contexte: celui de la montée, à l’échelle de l’Asie du Sud-Est, d’un pannationalisme qui a pris pour cible l’islam. Son analyse fait écho à celle d’Olivier Roy, observateur éclairé de cette dernière religion et farouche détracteur de son «essentialisation» (lire L’Hebdo No 42 2014): il n’y a pas, d’un côté, l’islam violent et, de l’autre, le bouddhisme pacifique. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise religion. Seulement des hommes et leur histoire. Puisse celle des Rohingyas susciter l’empathie qu’elle mérite.