Nina Streeck
Interview. Euthanasier les nouveau-nés lourdement handicapés, ne pas manger d’animaux, donner de l’argent pour les pauvres: le philosophe australien Peter Singer ne craint pas la controverse. Entretien sur les thèmes du diagnostic préimplantatoire, de l’aide au suicide et de l’altruisme efficace.
Le monde serait-il meilleur sans personnes handicapées?
Une réponse directe à cette question entraînerait sans doute des malentendus. Il existe manifestement des personnes handicapées heureuses de leur vie. Les gouvernements devraient les aider davantage à s’intégrer dans la société. Mais vaut-il mieux éviter que ne naissent davantage de handicapés et que des gens soient handicapés à la suite de maladies ou d’accidents? Absolument. Presque tout le monde est d’accord avec ça.
En Suisse, on vote en juin sur l’autorisation du diagnostic préimplantatoire (DPI). Il sera alors plus aisé d’éviter un handicap puisque, lors d’une fécondation in vitro (FIV), la femme qui ne veut pas d’enfant handicapé peut «trier» au moyen du DPI et éviter une interruption de grossesse.
Je juge raisonnable d’autoriser le DPI. Un embryon n’a pas un droit à la vie. Il n’est pas faux de le rejeter si on ne veut pas un enfant porteur de gènes qui entraînent un handicap.
Ils sont nombreux à craindre que l’autorisation du DPI ne conduise à discriminer les personnes handicapées.
Cette discrimination existe déjà. Je ne crois pas qu’elle s’aggravera si l’on autorise le DPI. De nos jours déjà, 80% des femmes vont au bout de leur grossesse quand leur enfant souffre d’un handicap.
Mais avec un DPI on est contraint de faire une sélection parmi plusieurs embryons.
Lors d’une grossesse, c’est bien ainsi que ça se passe. Si une femme interrompt sa grossesse parce que l’enfant a le syndrome de Down, ça ne signifie pas qu’elle ne veut plus d’enfants. Elle sera de nouveau enceinte. Donc elle se décide entre l’enfant qui est actuellement dans son utérus et un enfant à venir qui, espère-t-elle, n’aura pas de handicap.
Mais est-il possible de décider qu’une vie a plus de valeur qu’une autre?
Si un enfant meurt à l’âge de 2 ans parce qu’il souffre d’une atroce maladie depuis sa naissance, sa vie est moins bonne que celle d’un enfant dépourvu de cette maladie. Il y a donc moyen de comparer.
C’est un cas extrême.
C’est plus compliqué avec le syndrome de Down. Les enfants affectés peuvent être passablement heureux. Mais parfois ce sont les parents qui souffrent, s’ils ont eu des attentes qui ne se réalisent pas et qu’ils espéraient, par exemple, avoir des petits-enfants.
La semaine prochaine, on vous décernera à Berlin un prix pour la diminution de la souffrance animale. Et il y a des protestations sous prétexte que vous voudriez faire tuer des nouveau-nés handicapés. C’est vrai?
Dans certaines circonstances, je le crois justifié, oui. Par exemple en cas de naissance très prématurée avec une si forte hémorragie cérébrale que l’enfant ne reconnaîtra pas sa mère et ne lui sourira jamais. Si un tel enfant doit être placé sous assistance respiratoire, presque tous les médecins suggéreront d’arrêter l’appareil afin qu’il meure.
On le fait parce qu’on ne veut pas laisser le bébé en vie. Mais imaginez que cet enfant respire déjà tout seul: pour le tuer, il faut lui faire une injection. Pourquoi y aurait-il une différence morale entre arrêter l’appareil et faire une piqûre? Dans les deux cas, on a affaire à un jugement sur la vie de l’enfant.
Tueriez-vous aussi un enfant avec un handicap léger?
Si le handicap est compatible avec une bonne qualité de vie, on trouvera sans doute un couple pour adopter l’enfant au cas où les parents n’en voudraient pas. Alors pourquoi le tuer?
Vous ne considérez pas un nouveau-né comme plus digne de protection qu’un embryon. Et, par ailleurs, vous n’attribuez pas aux êtres humains un statut par définition plus élevé qu’aux animaux.
Ce n’est pas l’appartenance à l’espèce humaine qui rend moralement fautif de tuer un être vivant. Pourquoi tous les représentants de l’espèce Homo sapiens auraient-ils un droit à la vie et d’autres espèces non?
Cette façon de voir naît de notre héritage religieux. Il nous a été inculqué pendant des siècles que l’homme a été créé à l’image de Dieu, que Dieu nous a conféré la domination sur les bêtes et que notre âme est immortelle.
Si vous étiez devant une ferme en flammes contenant 200 cochons et un enfant et que vous ne puissiez sauver que les bêtes ou l’enfant, que feriez-vous?
La souffrance des bêtes devient si grande à un moment donné qu’on devrait se décider à sauver les bêtes et pas l’enfant. Je ne sais pas si ce niveau de souffrance est atteint avec 200 ou 2 millions de bêtes. Mais on ne doit pas indéfiniment laisser des bêtes brûler pour sauver la vie d’un enfant.
Vous vous faites l’avocat d’une alimentation végétarienne. Si nous élevons des bêtes sans qu’elles souffrent, pouvons-nous ensuite les manger?
Oui. Mon argumentation se fonde sur le fait que les animaux ressentent la douleur.
Il y a un débat en Suisse autour de l’accès à un médicament létal pour les personnes très âgées. Qu’en pensez-vous ?
Il ne faudrait pas être un malade incurable pour obtenir de l’aide au suicide. Lorsqu’on juge que sa vie ne vaut plus d’être vécue et qu’on a un motif raisonnable de croire que cela ne changera pas, il faudrait avoir accès à l’aide au suicide.
Cela comprend des personnes très âgées souffrant de pathologies telles qu’une arthrose avancée ou un début de démence, qui ne sont pas mortelles à brève échéance. Dans de tels cas, vous devriez pouvoir obtenir une ordonnance pour un médicament létal et mourir quand vous le souhaitez.
Et si, à 50 ans, je trouve que j’ai eu une belle vie mais qu’il faut savoir quitter la fête à son apogée?
Je vous dirai qu’on peut aussi avoir une belle vie à plus de 50 ans. Il ne faut pas trop faciliter des décisions qui sont sans doute irrationnelles. Au moins faudrait-il dresser quelques obstacles devant vous.
Il pourrait s’exercer une pression sur les personnes très âgées pour qu’elles mettent fin à leur vie.
Ça se peut. Mais ce peut aussi être d’un grand secours pour les personnes qui en ont assez. Lorsqu’une personne se sent un fardeau pour sa famille, il n’est pas forcément déraisonnable que sa vie s’arrête.
Si sa qualité de vie est plutôt mauvaise et qu’elle constate le temps que sa fille consacre à s’occuper d’elle en négligeant sa carrière, il est raisonnable de ne pas vouloir demeurer un fardeau.
Moi, je me demanderais ce que je peux faire pour que cette personne ait de nouveau du plaisir à vivre.
Peut-être que ça ne marche pas, car on ne peut remédier à ce qui fait que la vie ne mérite plus d’être vécue. Et combien la société est-elle censée payer pour soutenir la qualité de vie de ses membres si, avec le même montant, elle peut améliorer bien davantage la vie des habitants de pays pauvres?
Vous aimez illustrer la situation par l’exemple d’un enfant en train de se noyer dans un étang. Tout comme nous sommes obligés de le sauver au risque d’esquinter nos coûteuses chaussures, nous devons aider les pauvres de pays lointains.
La vie de quelqu’un de très lointain est tout aussi importante, oui. Il est faux de vivre dans le luxe et de dépenser beaucoup pour des choses qui ne nous servent à rien, alors que nous n’aidons qu’à peine des gens qui vivent dans une pauvreté extrême. Nous devons faire tout le bien possible.
Dans votre dernier ouvrage, vous parlez d’«altruisme efficace». Qu’est-ce que c’est?
L’altruisme efficace recourt à la raison et à l’évidence empirique pour déterminer de quelle manière on peut faire le plus de bien possible afin d’améliorer le monde et comment il faut concevoir sa vie pour faire autant de bien que possible. Il existe déjà en Suisse un groupement très actif d’altruistes efficaces (ndlr: www.altruisme-efficace.org).
Pourquoi devrais-je être altruiste?
Parce que vous avez la capacité de faire beaucoup de bien. Et même sans consentir de grands sacrifices. Ce serait peut-être même un accomplissement.
Et vous, êtes-vous suffisamment utile?
Si l’on tient compte de mon influence, mon choix professionnel est justifié. J’ai incité des gens à réfléchir à réduire la souffrance des animaux et à aider des humains en situation d’extrême pauvreté.
Vous faites don d’une partie de vos revenus.
A peu près d’un tiers.
Vous êtes un héraut de l’utilitarisme, une doctrine selon laquelle ce qui augmente le bonheur est décisif.
Nous connaissons tous, par expérience personnelle, la souffrance et le bonheur. Il me semble évident qu’il faut multiplier les bonnes choses et diminuer les mauvaises.
Iriez-vous au point de torturer un bébé si cela devait procurer un bonheur durable à toute l’humanité?
Cette question figure dans Les frères Karamazov de Dostoïevski: Ivan la pose à son frère Aliocha. Je ne serais peut-être pas en mesure de le faire parce que, de par ma nature, je veux préserver les enfants de tout mal. Pourtant, ce serait juste. Parce que si je ne le faisais pas, des milliers d’enfants seraient torturés par la suite.