Essai. A quand la prise en charge psychologique du divorce par une cellule spécialisée? Notre chroniqueuse Marcela Iacub dénonce un idéal politique qui confond autonomie et solitude.
Dans un essai très remarqué qui s’intitule Je suis victime, l’incroyable exploitation du trauma (Ed. Philippe Duval), Boris Cyrulnik et Hélène Romano montrent du doigt la prise en charge de la tristesse par l’Etat. Dès que survient un événement violent (un attentant, un accident, un crime), des cellules d’urgence médicopsychologiques se mobilisent pour venir au secours des victimes, et cela depuis les attentats à la station de métro Saint-Michel, à Paris, en 1995. A vrai dire, on ne voit pas pourquoi ces interventions ne finiraient pas par prendre en charge la tristesse que l’on éprouve face à des «accidents ordinaires» de l’existence: divorces, deuils, licenciements, déménagements. En somme, l’Etat, après avoir quitté son rôle de gendarme libéral pour devenir social, serait en train de se transformer en superthérapeute.
Aux yeux de Cyrulnik et de Romano, ces thérapies étatiques et sauvages sont désastreuses. Pour les victimes, car ces traitements sont loin d’être sérieux et efficaces. Mais aussi pour leurs proches, que ces procédés dépossèdent de leur rôle.
On pourrait imaginer que ces thérapies s’améliorent et qu’elles deviennent performantes. Le seul problème, alors, serait le sort de l’entourage des victimes. En effet, à quoi servent les familles, les amis, les collègues de travail, les voisins, si l’on ne peut pas compter sur eux pour faire face à des situations difficiles de la vie? Il est évident que l’Etat finirait par affaiblir ces structures.
Certes, il arrive très souvent que ces dernières n’existent pas. Selon les enquêtes sur la solitude en France – et il en va de même dans les autres pays riches –, environ 40% de la population est pauvre en liens. Ces personnes ont de la famille, mais pas d’amis, par exemple. Et, parmi les 60% restants, il y a aussi des personnes qui n’ont pas véritablement avec qui parler des problèmes qu’elles traversent. Des personnes qui se sentent seules même si elles sont entourées de famille, d’amis, de collègues de travail et de voisins. Aux Etats-Unis, presque la moitié de la population se trouverait dans cette situation. C’est pourquoi l’on peut se demander si, en fin de compte, cette prise en charge par l’Etat ne serait pas une manière de donner aux individus qui traversent des transitions difficiles une chance d’être épaulés et soutenus.
Tous des Robinson Crusoé
Mais il est impossible de voir les choses de cette manière. En effet, les problèmes de sociabilité qui traversent les pays démocratiques sont la conséquence directe de leurs politiques publiques. Notamment celles qui ont transformé (et affaibli) la famille. Mais aussi celles qui n’ont pas cessé de criminaliser la vie privée en rendant les relations que nous entretenons avec nos proches de plus en plus inquiétantes. L’émancipation individuelle a été conçue comme une libération de notre dépendance aux autres grâce à l’aide de l’Etat. La prise en charge par ce dernier de nos souffrances psychiques va approfondir cet affaiblissement des liens privés. Elle nous rendra toujours moins dépendants des autres, et de ce fait de plus en plus isolés. Comme si les démocraties contemporaines étaient en train de confondre l’autonomie personnelle et la solitude. Comme si ce malheur, ce scandale, cette torture qui consiste à vivre de plus en plus séparés les uns des autres était devenu un idéal politique. Et si nous ne nous révoltons pas, le citoyen de demain a de fortes chances de ressembler à Robinson Crusoé essayant de survivre dans une société du désespoir.