Reportage. Plus besoin de ramener le véhicule là où on l’a pris ni de prévoir le temps de location: c’est l’autopartage en flux libre. Balbutiant en Suisse, il prospère à Milan, surprenante première de classe de la mobilité de demain.
Vous en étiez resté à Mobility et à la fierté de vivre dans un pays pionnier européen de l’autopartage (le car sharing, quoi). Vous aviez même à maintes reprises expliqué aux amis étrangers de passage, sur un ton légèrement condescendant: «Ça marche parce qu’on est en Suisse et que les gens sont disciplinés.» Sur quoi, vous passez quelques jours à Milan et vous découvrez votre véritable condition: vous êtes un troglodyte de la mobilité.
Voici la scène. C’est l’heure du café à la trattoria, le rendez-vous suivant n’attend pas. Taxi? «Non, attends, je regarde s’il y a une voiture dans les parages.» L’ami empoigne son smartphone, repère une Smart à cinq minutes de là, la réserve – clic. Il a dès ce moment trente minutes (gratuites) pour la rejoindre, guidé par le plan de l’application. Arrivé devant, il l’ouvre avec ledit smartphone (ou avec une carte), et en route. Arrivé à destination grâce au GPS incorporé, il parque gratuitement et librement là où les autres doivent payer (parcmètres) ou posséder une carte de résident du quartier. Il appuie sur le bouton «fin de location», et voilà le travail. Il a payé 29 centimes d’euro la minute (ou 14 euros 90 l’heure) et a économisé la taxe de circulation au centre-ville. Des questions?
Non, il ne faut pas ramener la voiture là où on l’a prise. Non, il ne faut pas prévoir la durée de la location. Ces deux inconvénients majeurs de l’autopartage de papa (dits station based) façon Mobility sont balayés d’un revers de la main par le système de mobilité du futur, dit en flux libre (free floating). En Suisse, Mobility commence seulement à s’y mettre: il l’a lancé l’été dernier sous le nom de Catch a Car à Bâle, qui fait office de ville test. A Milan, où il existe depuis 2013, il a déjà transformé la vie de dizaines de milliers de citadins.
«Pour les experts de la mobilité, la Suisse représentait le nec plus ultra dans les années 90. Maintenant, elle est distancée», sourit Barbara Covili, consultante en mobilité et responsable de la communication pour Car2go, de Daimler, pionnier mondial de l’autopartage en circulation libre.
Un succès mondial
Le fabricant allemand a lancé le mouvement à Ulm en 2008. Sept ans plus tard, Car2go compte un million d’inscrits en Europe et en Amérique du Nord. En Europe, l’Italie est venue après le reste de l’Allemagne (Hambourg, Düsseldorf, Berlin, Cologne), l’Autriche, les Pays-Bas, et avant le Danemark et la Suède. Mais la grande surprise, c’est le succès foudroyant de cette forme de mobilité dans la Péninsule. «Personne n’y croyait, raconte Gianni Martino, directeur de Car2go pour l’Italie, et j’ai été moi-même surpris par l’ampleur du phénomène: après quelques mois, nous avions déjà 70 000 clients, du jamais vu.» Milan est la ville où Car2go enregistre la plus forte progression. Et, avec Berlin, c’est celle qui dispose, tous opérateurs confondus, de l’offre la plus vaste en véhicules autopartagés. Le reste de l’Italie suit le mouvement: après Rome et Florence, Car2go vient d’entrer à Turin.
Non, personne ne croyait au succès italien: question de mentalité. «L’Italie est le pays d’Europe où l’on dénombre le plus grand nombre de voitures privées par personne, explique Barbara Covili. Tout le monde se disait: ils ont un rapport affectif à leur voiture, ils ne vont jamais la lâcher.» Et pourtant: le boom de l’autopartage montre qu’une innovation convaincante a le pouvoir de changer les comportements en profondeur. Pour la première fois en Italie, les chiffres de vente des voitures ont amorcé une courbe descendante. Et l’incivilité, l’irrespect légendaire des Transalpins vis-à-vis du bien commun, où sont-ils passés? «Les utilisateurs italiens ne sont pas moins attentifs et respectueux que ceux des autres pays, affirme Gianni Martino. Je crois qu’ils sont indisciplinés quand ils ne comprennent pas la raison d’une règle. Mais si on leur donne une bonne raison de la suivre, ils adhèrent. Ils perçoivent l’autopartage comme quelque chose de beau et de bon, alors ça roule.» Il y a bien quelques rétroviseurs cassés de plus à Rome qu’ailleurs, «mais c’est surtout dû à la taille des rues et au trafic chaotique».
Un choix politique
Les concurrents se sont engouffrés dans le sillage du succès de Car2go à Milan et, dans les rues de la ville, on voit à tous les coins de rue des voiturettes de couleurs diverses: les Fiat 500 rouges d’Enjoy (de l’Eni, la société nationale des hydrocarbures) sont presque aussi nombreuses que les Smart bleu et blanc du pionnier allemand (700). Suivies par les VW bleu électrique de Twist et, depuis la mi-juin, par les microvoitures électriques jaune citron de Share’ngo (CS Group). La plupart des usagers passent de l’un à l’autre selon les besoins, grâce à une application qui permet de visualiser l’ensemble de l’offre.
Et la France, l’Espagne? Pourquoi, Italie mise à part, l’autopartage ne se développe-t-il que dans le nord de l’Europe? Car2go a bien essayé de se lancer à Lyon, mais l’expérience a dû être interrompue. Question de mentalité? «Pas du tout, répond Gianni Martino, l’accueil des Lyonnais était formidable. Mais nous avons perdu un procès contre une société qui avait un logo prétendument semblable, et nous avons dû retirer notre flotte, c’était un vrai crève-cœur.» Paris, quant à elle, a fait le choix politique, sous la présidence Sarkozy, de confier le marché à un opérateur unique, Bolloré et ses Autolib’électriques. Un système plus rigide, puisque les véhicules ne peuvent être parqués que près d’une borne de rechargement. Le monopole, en interdisant la concurrence, freine le développement de l’autopartage dans la capitale française.
Moins que l’attitude des utilisateurs, c’est donc celle des gouvernements urbains qui fait la différence: pour s’installer dans une ville, les opérateurs doivent à chaque fois négocier leur présence et trouver des interlocuteurs plus ou moins disposés à discuter. Si Car2go ne les a pas encore trouvés en France, la Chine leur ouvre les bras: prochain lancement prévu à Chongqing, cette année même.
Un lancement de Car2go en Suisse n’est pas envisagé pour le moment. Florence (380 000 habitants) est actuellement la ville la plus petite sur sa liste et Zurich la seule en Suisse qui pourrait intéresser l’opérateur allemand. «Une des questions cruciales pour le succès du système est la taille de l’agglomération», confirme Silena Medici, responsable du système Catch a Car. Mobility attend la fin de la phase d’essai à Bâle, l’été prochain, pour communiquer des chiffres, mais les premiers échos sont «très positifs». En attendant d’éventuels développements romands, n’importe quel visiteur muni d’une carte de crédit et d’un permis de conduire «lisible par la police» peut tester, dans la cité rhénane, la griserie de la mobilité urbaine de demain.