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Essai de Joëlle Kunz: La Suisse ou le génie de la dépendance

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Jeudi, 14 Novembre, 2013 - 05:53

Histoire.Joëlle Kuntz signe un essai brillant sur la manière dont la Suisse vit sa souveraineté et son rapport aux autres pays. Lecture obligatoire pour tous les parlementaires.

Diète de Ratisbonne en 1803. Un arrêt impérial indique que «tous les droits et juridiction des princes, Etats et membres de l’Empire germanique sont désormais abolis sur le territoire helvétique, de même que tous les droits de seigneurie et titres honorifiques». C’est un petit détail, mais il bouleverse la perspective que l’on peut avoir sur l’indépendance de la Suisse. Si, en 1803, le Traité de Lunéville négocié entre Bonaparte et l’Autriche éprouve la nécessité de préciser ce point, c’est peut-être bien que la Confédération n’est pas ce petit territoire farouchement libre depuis 1291, auquel certains discours politiques veulent nous faire croire dur comme fer.

Cette significative anecdote est relevée parmi tant d’autres par Joëlle Kuntz dans un revigorant essai intitulé La Suisse ou le génie de la dépendance, qui paraît cette semaine. La journaliste embrasse notre passé avec une perspective nouvelle, traçant l’histoire de notre dépendance aux pays voisins pour mieux comprendre la fétichisation actuelle de la notion d’indépendance. Elle nous propose une sorte de révolution culturelle bienvenue au moment où les Suisses se perçoivent comme agressés par le monde entier.

Premier point de la démonstration, l’indépendance ne signifie pas la fermeture et l’isolement, mais signale plutôt le lien. L’indépendance d’un Etat n’existe que reconnue par les autres. Un détour par une des plus fameuses déclarations d’indépendance, celle des Etats-Unis en 1776, en fait la démonstration. Pour exister au sein de la communauté des nations, il faut que les autres y consentent. Sans cette reconnaissance, un Etat reste une «fiction» du point de vue du droit international.

Episode banal du Moyen Age. Le cheminement suisse sur cette voie est bien plus sinueux qu’on l’admet généralement. S’il faut dater le début de notre souveraineté, mieux vaut se fixer sur 1848 que 1291. Le serment entre Uri, Schwytz et Unterwald pour la défense d’intérêts commerciaux et de sécurité n’est qu’«un épisode banal du Moyen Age». Les signataires ne sortent pas de l’Empire mais prennent leurs distances avec quelques seigneurs. Chaque fois qu’est élu un nouvel empereur, rappelle utilement Joëlle Kuntz, «les Confédérés, tout récalcitrants qu’ils soient, se font expressément confirmer par lui leurs droits et leurs libertés».

Au milieu du XVIIe siècle, le Traité de Westphalie, autre rendez-vous de l’historiographie nationale traditionnelle, leur reconnaît «pleine liberté et exemption de l’Empire», alors que les Pays-Bas sont, eux, qualifiés de «libres et souverains». L’auteur souligne le parallélisme avec la situation contemporaine, malgré l’anachronisme, «dans l’Europe, mais pas dans ses institutions».

Garantie des Puissances. Au début du XIXe siècle, après l’épisode de Ratisbonne et le régime de la Médiation qui tombe en 1813, la fin de l’aventure napoléonienne repose la question du statut des territoires coincés entre l’Autriche et la France. «Loin d’être une conquête, l’indépendance suisse de 1815 (décidée par le Congrès de Vienne) est un octroi et la neutralité qui lui est associée une neutralisation.» Ce sont les rois et empereurs victorieux de Napoléon qui légitiment le Pacte fédéral, placé donc sous la garantie des Puissances. Metternich, le chef de la diplomatie autrichienne, ne se privera pas de rappeler à l’ordre les Confédérés séduits par les sirènes libérales qui vont bientôt secouer toute l’Europe.

C’est ainsi que l’auteur nous amène à l’année clé de 1848: pendant que les Puissances sont occupées à mater les révoltes, les Suisses se dotent d’une nouvelle Constitution et se revendiquent souverains. L’Angleterre et la France donnent leur approbation, mais l’Autriche renâcle. Cette indépendance nouvelle est vite mise à l’épreuve par la présence de réfugiés politiques que la Confédération tolère au grand dam de ses voisins. Les Suisses oscillent dès lors entre résistances aux pressions et nécessaires capitulations pragmatiques. Ce qui vaut pour l’asile se répétera avec le secret bancaire.

Impossible résistance. Dans le chapitre qu’elle consacre aux mouvements de l’argent, Joëlle Kuntz revient sur la période décisive de l’après-guerre. Elle cite Walter Stucki, l’ambassadeur chargé de régler les contentieux financiers avec les Alliés, exhortant en 1945 le Conseil fédéral de tenir compte de la nouvelle donne: «Tous les Etats qui ont connu la guerre ont complètement modifié leur politique et seules en Europe la Suisse et la Suède restent encore fidèles aux idées d’avant-guerre. Si nous étions un grand pays, nous pourrions essayer de résister au courant général mais c’est une chose impossible pour un petit Etat qui dépend exclusivement de l’étranger. Nous devons à tout prix rompre avec la politique qui consiste à se faire arracher des concessions au dernier moment sans en retirer d’avantages.»

Questionnement européen. Un avis auquel souscriraient encore maints diplomates actuels. Stucki signera l’Accord de Washington, mais le règlement obtenu sur fond de commencement de la guerre froide ne résistera pas à la fin de celle-ci, générant l’affaire des avoirs en déshérence, et les tourments qui ne nous ont plus quittés sur notre degré d’indépendance face aux autres pays et à leurs prétentions à vouloir nous imposer des normes qui ne seraient pas à notre avantage.

C’est dans ce contexte que s’est développée la problématique européenne qui torture l’âme des Suisses. Joëlle Kuntz résume l’enjeu: «Si la Suisse refuse l’acquis communautaire comme programme, elle l’avale comme pis-aller, à petites doses, accord par accord, cas par cas. Elle croit pouvoir garder une marge d’autonomie, dont la taille est tout l’objet de son débat européen: sera-t-elle plus libre en nationalisant des normes dont elle n’est pas l’auteur ou en participant à part entière à leur élaboration.»

Avant de laisser son lecteur trancher le dilemme, la journaliste revisite encore les notions de frontières et s’interroge sur le retour des souverainistes, non sans rompre une lance pour l’interdépendance, un concept plus riche et plus en phase avec le monde tel qu’il est.

Ce questionnement historique mené d’une plume exquise et précise devrait constituer une lecture obligatoire pour tous les parlementaires qui souhaitent prendre leurs distances avec le discours isolationniste dominant instillé par l’UDC. L’essai vif de Joëlle Kuntz leur fournira matière à renouveler et densifier leur réflexion.

«La Suisse ou le génie de la dépendance». Ed. Zoé, 175 p.


Joëlle Kuntz

Journaliste, elle tient une chronique historique régulière dans Le Temps. Son Histoire de la Suisse en un clin d’œil a connu un grand succès public. Elle est aussi l’auteur d’Adieu à Terminus - Réflexions sur les frontières d’un monde globalisé, et de Genève, histoire d’une vocation internationale.


Extraits

Interdépendance
La Suisse est techniquement armée pour l’interdépendance. Elle a une classe de juristes, de praticiens du droit particulièrement nombreuse par tête d’habitant, du fait du fédéralisme. La négociation est sa spécialité. Elle a l’expérience et la connaissance de l’économie du monde. Elle est accessible à la diversité. Elle a beaucoup à apporter, dans la recherche, le savoir-faire serviciel. Mais elle reste hostile à des pouvoirs qui ne sont pas les siens.»

Secret bancaire
Il a fallu de fortes dépendances mutuelles des intérêts économiques pour que le secret bancaire soit toléré. Il disparaît en raison d’exigences nouvelles dont la Suisse dépend désormais. Une licence bancaire à Wall Street se paie par le reniement des pratiques passées.»

Neutralité
«L’indépendance est un statut dans la société des Etats qui se reconnaissent mutuellement leur existence à l’intérieur de leurs frontières. La neutralité est une attitude devant la guerre, sanctionnée par le droit et admise comme telle par la communauté des Etats. Mais s’il n’y a pas de guerre, ou si la guerre est lointaine et sans risque pour l’indépen-dance du pays, cette attitude tombe dans l’obsolescence, voire, comme c’est le cas aujourd’hui, peut compro-mettre les alliances néces-saires à l’intérêt du pays.»

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