La mémoire est une grande fabrique de faux. Il faut pourtant s’en accommoder. Par une belle soirée d’été, nous voilà à refaire le monde dans la brasserie Le Beausite, à Fribourg, avec mon vieux copain d’études Jean-François Steiert. Devenu conseiller national, il est très certainement le parlementaire le plus habile à forger des alliances en coulisses.
Rares sont les gens qui comprennent mieux que lui la mécanique du Palais fédéral. Jean-François fut sans doute le plus célèbre étudiant à pieds nus de l’université, dans les années 80. A l’époque déjà, il savait faire la fête et réunir des gens passionnants par-delà les facultés.
Une compétence qu’ont décelée et utilisée, dans les années 90, ses premiers véritables chefs, Peter Bodenmann, alors président du Parti socialiste, et André Daguet, son secrétaire général, qui nous a quittés il y a quelques semaines.
Tout comme Peter Bodenmann, Jean-François Steiert ne s’est pas privé de lancer des bombes politiques lorsqu’il était porte-parole du PS. A l’époque, les contacts entre le parti et le journal à sensation Blick étaient au point mort à cause d’une violente campagne d’affichage lancée par le quotidien contre Otto Stich, en ce temps-là conseiller fédéral socialiste. Le Blick l’avait raillé lorsqu’il avait fondu en larmes devant le Parlement. Peter Bodenmann, vieux renard de la politique, s’était servi de ce faux pas; depuis lors, Otto Stich et lui avaient boycotté le quotidien au plus fort tirage de Suisse.
Conscient que les absents ont toujours tort, le remuant M. Steiert avait cherché en coulisses dans la maison Ringier un nouveau canal pour diffuser les revendications provocatrices de Peter Bodenmann. D’entente avec ce dernier, JeanFrançois Steiert m’avait mis le grappin dessus dès mon arrivée au SonntagsBlick, en 1995. Nous avions tous deux organisé une réunion secrète entre nos patrons, qui avait abouti à ce que Christoph Grenacher, alors rédacteur en chef du SonntagsBlick, partage un repas à Berne avec Peter Bodenmann. Une fois le canal rouvert, le SonntagsBlick avait pu annoncer assez rapidement, en exclusivité, que le conseiller fédéral précédemment décrié Otto Stich allait être, tel un courageux Winkelried, l’orateur principal d’une contre-manifestation à un rassemblement électoral de Christoph Blocher. Bien vu: lors de cet événement politique, Stich a mobilisé davantage de personnes que Blocher.
Depuis, Jean-François Steiert est passé maître s’agissant de tirer les ficelles au Parlement. Personne ne connaît mieux que lui la Berne fédérale. A tel point qu’on se l’imagine parfois plus multicolore qu’elle ne l’est en réalité. Lors de notre repas au Beausite, il a ainsi affirmé avec une conviction inébranlable que, en y regardant de plus près, on trouverait beaucoup de «secondos» au Parlement suisse. Affirmation qu’il a pu prouver noir sur blanc dans 20 Minutes le lendemain, complètement par hasard. Sur les 246 conseillères et conseillers nationaux et aux Etats, on dénombre précisément quinze parlementaires issus de l’immigration. La Suisse a encore beaucoup à faire en matière d’intégration si même des gens aussi à gauche que Jean-François Steiert sont satisfaits de la situation actuelle.
P.-S. En Suisse romande, ce sont tout de même neuf parlementaires fédéraux sur 50 qui ont une origine migratoire de la première ou de la deuxième génération.