Essai. Les hommes qui se vendent aux femmes, un fantasme postmoderne? Les candidats sont nombreux, ce sont les clientes qui manquent. Voilà ce que j’ai compris en cherchant un escort-boy. Et comment j’ai rencontré Ramon.
Parfois, on rêve les articles avant de les écrire. Celui-là, je le voyais déjà, en haut de la une: «Journal d’un escort-boy». J’allais trouver un homme qui se vend aux femmes et qui me raconterait tout. Pas juste dans une banale interview, non. Je lui aurais demandé de tenir son carnet du lait, je l’aurais rencontré-confessé régulièrement et, à travers son récit, j’aurais dessiné, par touches subtiles mais magistrales, le paysage de la solitude féminine contemporaine.
L’idée m’était venue en écoutant la radio. On y expliquait, dans le sillage de la naissance d’une agence d’escort-boys à Genève, l’émergence d’un nouveau marché pour ceux que l’on appelait autrefois les gigolos: la cliente type, de nos jours, n’est plus la vieille rombière pathétique en manque de chair ferme mais la femme active, celle à qui tout réussit sauf l’amour. Ce qu’elle cherche, plus que la bête sexuelle, c’est le chevalier servant, expliquait d’une voix chaude, sur les ondes matinales, un professionnel déclaré de cette prestation à haute valeur ajoutée. Elles veulent l’homme qui vous tient la porte au restaurant et la flûte de champagne dans les cocktails, tout en signalant au passage que vous êtes une femme accompagnée, donc désirée. Car, paradoxalement, tout évolue dans les mentalités sauf ça: un homme seul est un être libre, une femme seule une pauvre créature.
Belle voix, le monsieur. L’homme idéal pour l’article dont l’idée commençait à germer. Ni une, ni deux, je le repère sur la Toile, et hop! je l’ai au bout du fil. Il s’appelle Mathieu – enfin, peut-être –, vit à Cologny (miam). Il est détenteur d’un master en management et a travaillé «dans l’immobilier» à New York (excellent, excellent). Il s’est spécialisé, m’explique-t-il, dans une clientèle de femmes «fortunées mais seules et qui s’ennuient», souvent des veuves. Il n’est pas rare, ajoute-t-il, qu’elles souffrent d’une «grande blessure affective». En clair, certaines sont carrément cinglées, et Mathieu doit prendre garde à ne pas se laisser entraîner dans des galères inextricables.
Je propose un rendez-vous à Mathieu, mais voilà qu’il se défile. Question de discrétion, dit-il. D’ailleurs, pour tout dire, des clientes, il n’en a pas beaucoup. Peut-être même aucune, en dehors des plans pourris?
Plus d’un an a passé depuis que j’ai parlé à Mathieu, l’homme de compagnie invisible. L’agence genevoise dont il était question à la radio n’a jamais répondu à mes appels et, aujourd’hui, son site a carrément disparu de la Toile. J’ai répondu à plusieurs dizaines d’annonces sur Anibis, je n’ai toujours pas trouvé mon escort-boy. Les uns m’expliquent que leur business n’a pas encore vraiment démarré, comme cet étudiant en économie et management (encore!): «Je suis relativement débutant en la matière, je n’aurais que peu d’éléments à vous apporter.» Les autres disent refuser de parler à une journaliste «par souci de discrétion», comme cet informaticien «cultivé, polyvalent» et sachant cuisiner. Mais ne manquent jamais d’offrir, comme lui, leurs services «pour un mandat à titre privé» (une quiche? Un gigot?).
La cliente, ce fantasme
La plupart de mes correspondants manqués n’ont pas répondu à mon message. Ainsi, à mon grand désespoir, je ne parlerai jamais à cet «homme classe BCBG pour femme cougar dominatrice». Il sait ce qu’il veut, celui-là. Vous la voyez, sa cliente? «En tant que femme d’affaires, cadre dirigeante ou cheffe d’entreprise dominante (l’entreprise, donc), vous êtes souvent en déplacement pour votre travail. Les longues soirées où vous êtes seule vous ennuient…» Mais oui, c’est elle, la pro qui a péché par ambition et qui paie cash cette entorse à la féminité. Dommage, Monsieur BCBG, j’aurais pu vous dominer un bon coup avec mes questions.
Je n’ai pas trouvé mon escort-boy et de cette quête inaboutie est née une conviction. Monsieur BCBG et les autres ne répondent pas parce qu’ils n’ont pas grand-chose à raconter: ils fantasment une cliente qui n’existe pas, ou si peu. Il y a peut-être un nouveau marché pour les nouveaux gigolos, mais il est tout petit, alors que les candidats au job sont, eux, très nombreux. Je parle des hommes qui offrent leurs services à des femmes, s’entend. D’après les chiffres que j’ai glanés dans différents articles de confrères, la prostitution masculine est bel et bien en expansion et représente de 10 à 30% de l’offre globale, mais elle s’adresse très majoritairement à des hommes. Sur le marché hétérosexuel, la cliente idéale existe: elle est riche et délaissée. Mais elle reste une créature plus rêvée que réelle car peu de femmes sont prêtes à payer pour un rendez-vous, avec ou sans gigot.
Les candidates à la rencontre d’un jour ne manquent pas sur la Toile, me confirme Ramon; en revanche, dès qu’il est question de rémunérer une prestation, il n’y a plus personne.
Mais permettez que je vous présente Ramon. Il est aspirant escort-boy. Véritable vétéran de la rencontre sexuelle éphémère, ça oui, mais escort virtuel seulement, car les clientes se font attendre: depuis un an, il cherche à se faire payer pour son passe-temps favori, sans succès. Simplement parce qu’il y a bien assez de gars, comme lui, qui ne demandent qu’à baiser gratis.
C’est Ramon qui m’a décidée à renoncer à mon fantasme d’article pour parler de la réalité, à savoir le déséquilibre entre offre et demande sur le marché des escort-boys. Je lui ai donné rendez-vous et je ne l’ai pas regretté car il avait bien d’autres choses à raconter.
C’est un garçon propre sur lui, à la gestuelle presque timide, qui s’est assis en face de moi ce midi-là. Je lui ai dit (ne me demandez pas pourquoi, c’est sorti comme ça): «C’est drôle, on s’attend à voir un rouleur de mécaniques et vous avez l’allure d’un informaticien.» Il a répondu: «Bien vu, je suis informaticien.» Un vrai coup de foudre intellectuel.
Un peu plus tard dans la conversation, alors qu’il achevait de me convaincre de l’authenticité de sa préférence pour les femmes plus âgées que lui (il a 38 ans), j’apprends que le Latino qui me parle est un enfant adopté. Je m’écrie, triomphante: «Je comprends tout, vous cherchez votre mère!» Il me répond: «Bien sûr, c’est une explication rationnelle et probablement fondée. Si ça posait un problème quelconque, je consulterais un psy, mais où est le problème?» Il n’y a rien de plus désarmant à mes yeux que la logique d’une argumentation solidement charpentée.
Ainsi, Ramon considère que le monde est mal fait et que la norme sociale en vigueur – des vieux avec des jeunettes – défie la logique vitale: «La paire idéale est composée d’une femme dans la pleine maîtrise de sa sexualité et d’un homme encore assez fougueux pour la combler.» Il trouve que toutes ces quinquas solitaires, «encore pleines de désir» mais considérées comme périmées, c’est, en quelque sorte, un gâchis écologique. Heureusement, lui, il sait ce qui est bon et ne se prive pas de puiser dans cet immense réservoir à délices. Il revendique plus de 100 conquêtes – et un taux de satisfaction orgasmique à faire pâlir la concurrence – dont une majorité de quinquagénaires (mais il est souple et se souvient avec émotion d’une amante de 65 ans): elles lui expliquent que les hommes de leur âge sont paresseux et ramollis. Il va à la chasse via le site Anibis, sur lequel il a toujours une dizaine d’annonces différentes sur le feu, et, oui, il peut le dire: il y a un créneau. «Des femmes qui disent chercher une véritable relation, mais que j’arrive à convaincre de s’amuser un peu en attendant de trouver la perle rare.» Il y a un créneau, tant que ça reste gratuit.
Ramon est un baiseur par vocation. Il aime «la préparation, la promesse, la séduction, la découverte». Il soigne tout particulièrement les préliminaires épistolaires avec de longs messages élaborés et miraculeusement dénués de fautes d’orthographe et semble trouver sincèrement son plaisir dans l’application qu’il met à en donner. Alors, pourquoi cherche-t-il à se faire payer? La première explication ne m’a pas tout à fait convaincue: il veut la rencontre sexuelle pure, dit-il, celle où personne ne doit rien à personne, mais trop souvent, ses conquêtes s’accrochent, alors que lui, au bout de trois, quatre fois maximum, il a l’impression d’avoir «fait le tour de la question»: «Je me suis dit qu’en introduisant un rapport financier les choses seraient plus claires.» Plus claires, moui. Susciter l’amour est un fantasme récurrent des consommateurs de prostitution, pourquoi pas des consommatrices?
Une sacrée rencontre, Ramon
La seconde explication sonne plus juste: «Si j’arrivais à me faire payer pour ce que j’aime le plus faire, dit-il avec des étoiles dans les yeux, ce serait la cerise sur le gâteau.» La preuve de sa valeur, en quelque sorte. Il le dit comme Claudia Schiffer: ces 500 francs qu’il demande, il les «vaut».
Ramon insiste aussi sur le fait qu’il est d’une éthique irréprochable dans les échanges et ne fait rien pour attiser les espoirs relationnels de ses conquêtes. «Jamais une femme ne pourra me reprocher de lui avoir menti.» Sauf la sienne, bien sûr. Parce que je ne vous ai pas encore dit: Ramon vit maritalement et il est père de deux enfants. «Je mets un point d’honneur à ce que mes rencontres sexuelles n’empiètent pas sur ma vie de famille», précise-t-il avec empressement. Il ne voit ses maîtresses qu’à l’heure du fitness, entre midi et deux, et jamais le week-end. Mais bon, il doit bien admettre que sa double vie relève de la trahison. Un moindre mal, en quelque sorte, car sa libido ne lui laisse pas le choix. «Si je lui disais, elle souffrirait bien plus», dit-il en parlant de celle pour qui il a «des sentiments».
Je lui fais remarquer, toute considération morale mise à part, qu’à force de chercher la découverte et la nouveauté il se condamne, en fait, à répéter indéfiniment le même scénario. Il proteste que toutes les femmes sont différentes. Mais, plus tard, il m’envoie un long message où il me remercie de l’avoir si bien compris et d’avoir pointé ses «éventuelles incohérences». Une sacrée rencontre, Ramon. Dommage qu’il ne soit pas mon genre.
Dans le besoin
Puisque j’ai passé tant de temps sur Anibis à lire des petites annonces, je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager quelques trouvailles. J’ai noté que l’étudiant «dans le besoin» est assez présent sur le marché virtuel du sexe tarifé, ainsi que – une nouveauté? – le pauvre père de famille qui se dit contraint d’offrir ses services pour subvenir aux besoins de ses enfants. Voyez jusqu’où va se nicher la sollicitation de l’instinct maternel.
Il y a aussi les fonctionnaires dans l’âme qui cherchent un revenu régulier sur la base d’un cahier des charges extrêmement précis: 750 francs pour «3 rdv par mois», «longs préliminaires, french kiss, cunnilingus», je vous passe la suite. Mais attention, «PAS DE RAPPORT». Il n’est pas fait mention d’un éventuel préavis de licenciement.
Il y a encore les gars très, très concis. Voici l’annonce la plus courte que j’ai trouvée: «19 ans poilu timide.» Et la plus pathétique: «Salut les filles tu me dit ce que tu fume comme cigarette je t’en achète on ce donne rendez vous tu allume une cigarette tu fume jusqu’à ce que j’ai finit de me branler et je te paie. Kiss.» Celui-là, heureusement, il était hors sujet, je n’aurais pas pu l’appeler: non mais, vous avez vu cette orthographe?