Reportage. Vingt ans après le départ de Swissair, Swiss ouvre une ligne Genève-Alger. Un bon moyen de développer les relations commerciales jusqu’ici modestes entre les deux pays.
Ce samedi de juin,à peine arrivé sur le tarmac, l’Airbus A320 de Swiss est copieusement arrosé par les pompiers d’Alger. Problème technique? Non, baptême pour le retour d’une compagnie aérienne suisse après plus de vingt ans d’absence. Swissair avait abandonné la destination en 1994, alors que le pays sombrait dans la violence terroriste.
Cette nouvelle liaison n’est pas juste une ligne de plus au départ de Genève, la quarante-deuxième pour Swiss (en 18 mois), c’est un petit morceau d’histoire, une sorte de condensé des relations suisso-algériennes. La petite délégation qui accompagne ce vol inaugural comprend d’ailleurs l’ambassadrice de Suisse en Algérie, Muriel Berset Kohen, et l’ambassadeur d’Algérie en Suisse, Moulay Mohammed Guendil.
Madame l’ambassadrice était arrivée la veille par Francfort, trois heures et demie de vol, alors que la nouvelle offre mettra le Léman à deux heures et cinq minutes de la Ville blanche.
Bonne image
La Suisse jouit d’un grand crédit en Algérie qui remonte aux années de la lutte pour l’indépendance: la Confédération avait œuvré en coulisses pour aboutir à une solution négociée, et des citoyens suisses, sympathisants de la cause du FLN, ont accueilli clandestinement des militants recherchés par la police française.
Il n’empêche, au moment des questions, lors de la conférence de presse quelques heures plus tard, un journaliste algérien demande pourquoi «Swissair» a mis tant de temps à revenir, après la «décennie noire». Les autres compagnies européennes ont retrouvé le ciel d’Alger depuis longtemps. Directeur général de Swiss pour la Suisse romande, Lorenzo Stoll explique que cette attente est due à l’histoire de la compagnie, il rappelle la faillite de Swissair, la renaissance d’une nouvelle compagnie sous le nom de Swiss, le rachat par Lufthansa, la focalisation sur les lignes long-courriers dans un premier temps et le développement récent des moyen-courriers.
A l’époque de Swissair, la ligne Genève-Alger rencontrait un beau succès, le directeur est donc confiant dans les perspectives de rentabilité. Il compte sur la clientèle d’affaires, sur la communauté des Français d’origine algérienne habitant les départements proches de l’aéroport de Genève, et bien sûr la communauté algérienne de Suisse.
L’offre de trois vols hebdomadaires se veut très concurrentielle avec celle d’Air Algérie au niveau tarifaire (un aller simple dès 75 euros) mais aussi adaptée aux voyageurs retournant au bled, la gamme tarifaire offre la possibilité de prendre deux bagages en soute de 23 kilos et un bagage à main de 8 kilos.
Cap sur Oran
Alain Rolland est ravi. En tant que président de la Chambre de commerce et d’industrie Suisse-Algérie, il confirme l’intérêt de la nouvelle liaison pour les entrepreneurs. Il espère qu’elle stimulera le commerce entre les deux pays.
A la tête de la Société des centres commerciaux d’Algérie, il a lui-même ouvert le mall de Bab Ezzouar il y a cinq ans. Il avait alors estimé le potentiel de clientèle à 4,3 millions de visiteurs annuels. Un chiffre dépassé courant 2011 déjà. Le centre commercial et de loisirs, bientôt relié au centre d’Alger par une ligne de métro en construction, accueille plus de 20 000 clients par jour et devrait atteindre en 2015 7,75 millions de visiteurs.
Fort de cette première expérience très concluante, il met le cap sur Oran. L’ouverture du centre Es-Senia (34 000 m2) est prévue en 2017, 1500 places de travail seront créées. Le nouvel investissement est devisé à 4,6 millions d’euros.
Oran? Swiss s’y intéressera aussi, dit Lorenzo Stoll, si le succès de la ligne avec Alger se confirme.
Focalisés sur l’Asie
Malgré la chute du prix du pétrole, l’Algérie, avec ses 39 millions d’habitants et son PIB de 5700 dollars par tête, se veut un pays attractif pour les investisseurs (des avantages fiscaux et fonciers sont accordés). La Chine est devenue en quelques années le principal fournisseur du pays, détrônant les partenaires historiques que sont la France et l’Italie.
La Suisse? Elle pointe au 14e rang en ce qui concerne les importations et au 57e pour les exportations. Le volume des échanges, 675 millions de francs, est qualifié de «très modeste». L’Algérie ne figure pas parmi les priorités du Secrétariat à l’économie (qui a les yeux focalisés sur l’Asie), même si les relations bilatérales sont jugées «bonnes».
La dernière visite d’un conseiller fédéral à Alger remonte à 2007, effectuée par Pascal Couchepin en sa qualité de ministre de la Culture.
Cette désaffection des entreprises helvétiques pour une des économies les plus prospères d’Afrique est expliquée, par les diplomates des deux côtés qui s’emploient à y remédier, par la structure de l’économie suisse: si les grandes multinationales comme Novartis, Nestlé, Roche, Stadler Rail sont présentes, les PME ne se sentent pas de taille à affronter un pays aux perspectives économiques méconnues. Mais plane surtout la menace terroriste.
Décennie noire
Le voyage inaugural du vol Swiss à destination d’Alger a lieu au lendemain de l’attentat de Sousse, dans la Tunisie voisine. L’enjeu sécuritaire demeure délicat à aborder. Le pays a connu sa «décennie noire» à partir de 1991, une guerre civile entre l’Etat et l’Armée islamique du salut et le Groupe islamique armé; l’estimation du nombre de victimes oscille entre 60 000 et 200 000. Même si la situation est donnée comme «stabilisée», les chancelleries occidentales, dont le Département fédéral des affaires étrangères, déconseillent les voyages en Algérie en dehors des grandes villes où elles recommandent la plus grande prudence.
Malgré cela, nos interlocuteurs algériens estiment que leur pays souffre d’un amalgame mettant tous les pays d’Afrique du Nord dans la même psychose sécuritaire. «On a déjà donné, lâche un journaliste. Les terroristes, vous les avez désormais aussi chez vous. L’Europe n’est plus un sanctuaire.»
Offre touristique à améliorer
Surtout, un des meilleurs moyens de détourner les jeunes des tentations terroristes reste le développement économique. Pour son centre de Bab Ezzouar, Alain Rolland a monté une filière d’apprentissage des métiers de la vente en collaboration ave l’Office pour l’orientation, la formation professionnelle et continue du canton de Genève. Les 100 premiers apprentis vont commencer un cursus de dix-huit mois.
L’offre touristique mériterait aussi d’être améliorée. A l’ouest d’Alger, par exemple, le petit port de Tipasa, cher à Albert Camus, offre un site romain d’une exceptionnelle richesse, mais peu mis en valeur. Lorsque notre petit groupe le visite, il y a plus de gardes que de touristes.
A moins de deux heures d’avion de Genève, Alger recèle une autre merveille artistique, Notre-Dame d’Afrique, construite pendant la période coloniale (et consacrée en 1872), dont la découverte émeut et interpelle. Le chœur de cette basilique de style romano-byzantin est surmonté par l’inscription «Priez pour nous et pour les musulmans», rappel d’une ambition de coexistence heureuse, chahutée par l’histoire.
Quand le directeur est le Steward
Pour mieux capter les besoins de la clientèle, Lorenzo Stoll, directeur général de Swiss pour la Suisse romande, a développé une stratégie originale.
La prestigieuse Ecole hôtelière de Lausanne mène à tout. Après avoir fait carrière chez Nestlé, Lorenzo Stoll, 44 ans, est depuis deux ans à la tête de l’antenne romande de Swiss. Formé à l’excellence du service, il a pris l’habitude de monter de temps en temps à bord et d’enfiler un costume de steward pour servir les collations aux voyageurs. Une façon de mesurer leur degré de satisfaction, mais aussi de mieux comprendre les remarques du personnel de cabine. Lorenzo Stoll ne fait pas semblant, sa fonction figure sur son badge. Swiss, en plein essor, s’apprête néanmoins à recruter 900 nouveaux membres pour son personnel navigant (hôtesses et stewards confondus).