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Le royaume qui alimente le djihadisme international

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Jeudi, 9 Juillet, 2015 - 05:59

Reportage. Sous la férule de son nouveau roi, Salman, l’Arabie saoudite entend visiblement réorganiser le Moyen-Orient. Et le diriger en contrant les appétits de l’Iran, son puissant adversaire chiite. Ce régime sunnite aux structures archaïques, fondé sur un wahhabisme conquérant, a-t-il les moyens de ses grandes ambitions?

Bernhard Zand

La Mecque et Médine sont les lieux les plus saints de l’islam. Des pèlerins venus de tous les continents s’y croisent. En 2010, ils étaient 12 millions à faire le grand et le petit pèlerinage, ils seront bientôt 20 millions. La Grande Mosquée doit sans cesse être agrandie. Un monument gigantesque à la gloire de l’islam, mais aussi à celle des Saoud, les gardiens des Lieux saints.

Salman, le nouveau roi, n’occupe le trône que depuis six mois, mais l’énergie qu’il déploie suggère qu’il entend figurer un jour dans les livres d’histoire aux côtés de Saladin, le héros qui, au XIIe siècle, a fédéré les musulmans, chassé les croisés et conquis Jérusalem. En quelques mois, Salman a ainsi réorganisé son royaume et affiché l’ambition d’assumer un rôle de leader du Moyen-Orient. Jusqu’ici, les rois se contentaient d’utiliser les revenus du pétrole pour soutenir des groupes et gouvernements amis, tissant en silence un réseau de prédicateurs qui allaient diffuser dans le monde leur version rigide de l’islam.

Aujourd’hui, le Royaume agit à la lumière: il finance les généraux qui ont repris le pouvoir en Egypte, il soutient des groupes armés en Libye, en Syrie et en Irak. Et au Yémen il a lancé une guerre contre les milices houthies, alliées de son rival iranien. Car nul ne craint davantage une hégémonie de l’Iran au Moyen-Orient que l’Arabie saoudite. Peut-être pas même Israël. Mais le régime de Riyad a-t-il une vision de la manière de pacifier la région? A-t-il un concept pour muer un pays entièrement dépendant de son pétrole en une économie moderne? Et, surtout, a-t-il le courage d’ouvrir son système de pouvoir archaïque et de briser l’influence des religieux? Pour tenter d’y voir clair, il importe d’examiner le pays sous toutes ses coutures, de la frontière du Yémen à la moderne ville portuaire de Djeddah, des bâtisses en pisé de la cité fondatrice d’ad-Dir’iyah au colossal chantier de La Mecque. Et bien sûr à Riyad, la capitale, cœur du pouvoir fondamentaliste islamique.

Salman ben Abdulaziz, 80 ans ce prochain 31 décembre, a été gouverneur de Riyad pendant presque un demi-siècle, puis ministre de la Défense. Le jour même de son couronnement, il limogeait d’influents collaborateurs de son prédécesseur Abdallah. En quelques semaines, il remplaçait plusieurs ministres. Et, en trois mois et demi, il réorganisait l’ordre de succession au trône. Quoiqu’il ne fût guère plus jeune que le défunt Abdallah, on perçoit un changement de génération que l’Arabie saoudite attendait depuis longtemps. Plus des deux tiers des habitants du pays ont désormais moins de 30 ans.

Depuis 1953, tous les monarques ont été les fils du fondateur Abdulaziz, dit Ibn Saoud. Salman sera le dernier et son successeur sera le premier petit-fils. Car Salman a évincé son demi-frère Moqren pour le remplacer par son neveu Mohammed ben Nayef, 55 ans. Ils font partie tous deux de la branche influente des Sudaïri, rejetons d’Ibn Saoud et de son épouse favorite Hassa bint Sudaïri. Le nouveau prince héritier a été éduqué aux Etats-Unis et passe pour un ministre de l’Intérieur énergique. La manœuvre la plus spectaculaire de Salman fut toutefois de nommer son fils Mohammed ben Salmane, 30 ans, deuxième prince héritier. Il n’a pas étudié en Occident et a passé sa lune de miel au Japon, son pays préféré. Quand il s’est récemment rendu aux Etats-Unis, le président Obama l’a décrit comme «extrêmement instruit» et «étonnamment pertinent pour son âge».

La doctrine Salman

Le prince héritier détient un pouvoir inouï: en tant que chef de l’état-major, il contrôle l’accès au roi, il dirige le Conseil économique et du développement, il est préposé à la surveillance du groupe pétrolier Saudi Aramco et du fonds d’investissement souverain. Mais, surtout, le jeune prince est ministre de la Défense et, à ce titre, dirige l’engagement de l’aviation qui bombarde depuis trois mois et demi les milices houthies du Yémen. Le pays avait déjà participé à des opérations militaires, pendant la guerre du Golfe en 1991. Mais jamais encore il n’avait forgé lui-même une alliance pour lancer une guerre.

Elle a débuté fin mars. Le but est de stopper la rébellion houthie au Yémen et de forcer les factions antagonistes à se réunir à la table des négociations, ce qu’elles ont entrepris de faire à Genève. En treize semaines, au moins 2500 civils ont été tués, des quartiers entiers de Sanaa ont été détruits, un demi-million de personnes cherchent refuge. «Pourtant, cette campagne est appropriée, estime Jamal Khashoggi, journaliste et intellectuel respecté en Arabie saoudite. L’opération au Yémen montre que nous savons forger des alliances.»

Khashoggi vit à Djeddah, le grand port sur la mer Rouge qui, avec ses gratte-ciel et ses autoroutes urbaines, ressemble plus à Los Angeles qu’à l’ascétique et conservatrice Riyad, au milieu du désert. Pour le journaliste, le pays a trop longtemps négligé sa responsabilité au Moyen-Orient. «Après les printemps arabes, nous pensions que quelqu’un d’autre allait ramener l’ordre.» Or, maintenant les Américains se retirent de la région et, selon lui, l’Iran allume partout des incendies, du Liban à Bahreïn, en passant par la Syrie et le Yémen. Il faut donc un nouveau pouvoir capable de maintenir l’ordre: «C’est nous qui devons réparer ce Moyen-Orient si mal en point.» Dans un essai qui a rencontré un vaste écho, il a résumé cette mission par une formule: la doctrine Salman. Dirigé par un nouveau chef énergique, le Royaume doit mettre un terme à ses atermoiements et réorganiser la région, prioritairement en repoussant l’Iran. La guerre au Yémen est un premier exemple de la doctrine Salman.

Mais quel est l’objectif stratégique de l’Arabie saoudite et à quoi doit ressembler le nouvel ordre moyen-oriental? Khashoggi l’ignore. Ce qui est sûr, c’est que la brouille entre Riyad et Téhéran est plus profonde que jamais, et un accord sur le nucléaire entre l’Iran et les pays du « P5 + 1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni, Allemagne) affole les Saoudiens. La guerre au Yémen a encore creusé le fossé confessionnel qui déchire le Moyen-Orient. Or, tant qu’il n’y aura pas de dialogue entre sunnites et chiites, il n’y aura pas de paix.

Les limites du contrat social

De la même manière, tant que le monde arabe fera partie des régions les plus arriérées du monde, tant que le contraste sera aussi criant entre l’extrême richesse des émirats du Golfe et la misère de l’Afrique du Nord, il n’y aura pas d’issue à la crise. L’Arabie saoudite, dont le revenu par habitant est supérieur à celui de bien des Etats européens, n’a pas de raison impérieuse de changer de modèle économique. Son régime n’a pas été menacé par les printemps arabes, il n’a même pas été mis au défi comme à Bahreïn, sans doute parce qu’en échange de l’obéissance le clan Saoud répartit d’un geste patriarcal la prospérité dans tout le pays.

Mais ce contrat social touche à ses limites. La population, 30 millions d’habitants, croît à toute vitesse. Elle pourrait compter 45 millions de personnes en 2050. Simultanément, le prix du pétrole est tombé ces sept dernières années de 140 à 60 dollars le baril, les Etats-Unis misent sur les hydrocarbures de schiste et l’Iran pourrait faire son retour sur le marché. Or, pour équilibrer son budget, Riyad a besoin d’un prix du pétrole de 100 dollars. Que répond le nouveau gouvernement à ce défi?

Proche conseiller du ministre du Pétrole Ali Naïmi, Ibrahim Al-Muhanna nous accueille dans son vaste bureau. A la différence de son ministre qui, d’un seul mot, peut faire basculer les marchés mondiaux des matières premières, il s’exprime plus librement. «Les Américains se retirent du Moyen-Orient. S’ils laissent un vide dans la région, quelqu’un le remplira.» Il estime que trois Etats entrent en ligne de compte: la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite. Pour l’instant, le Royaume est le plus fort parce qu’il a le plus d’alliés. Il le pense sûrement mais ne le dit pas: l’Occident serait bien inspiré de se demander avec qui il préfère collaborer.

Sexagénaire, Al-Muhanna a déjà vécu tant de crises que le chaos en Syrie, la désagrégation de l’Irak et le déclin de l’Egypte ne l’émeuvent guère. Rien n’a changé dans sa vision du monde: même si le Moyen-Orient plonge dans le chaos, l’Arabie saoudite restera stable. «Nous approvisionnons le monde en pétrole depuis soixante ans. Les besoins de l’Europe reculent et l’Amérique a ses gisements de schiste mais, en revanche, nos marchés ne font que croître en Chine, en Inde et en Indonésie.» Trois quarts des exportations saoudiennes partiraient en Asie. Le Ministère du pétrole s’attend aussi à un changement de génération: le quatrième fils du roi Salman passe pour le successeur désigné du ministre en place depuis 1995. En Arabie saoudite, 90% des revenus de l’Etat dépendent toujours de l’or noir.

Un développement balbutiant

Quelque 8 millions d’étrangers travaillent dans le pays. Sans eux, rien ne fonctionnerait. Il y a peu, une majorité de Saoudiens étaient employés dans la fonction publique mais l’Etat ne peut plus guère se les payer. Beaucoup de jeunes sont au chômage tandis que les plus âgés occupent des sinécures dans les palais du gouvernement. La plupart des pays voisins ont modernisé leur économie et réduit leur dépendance au pétrole. En Arabie saoudite, le développement industriel balbutie, les sociétés étrangères rechignent à s’installer et les obstacles administratifs sont quasi infranchissables. «Voilà des décennies qu’on parle de la fin de l’âge du pétrole, tempère Ibrahim Al-Muhanna. Ça viendra un jour, mais pas dans les dix ou vingt prochaines années.» La dernière goutte de pétrole du monde émanera de son pays, il en est sûr.

Un fondement du Royaume

Au printemps, trois mois après son accession au trône, le roi Salman s’est rendu à ad-Dir’iyah, première capitale de l’Etat, élue depuis cinq ans par l’Unesco au patrimoine de l’humanité. Il a annoncé qu’il consacrerait des millions à restaurer les antiques bâtisses de pisé (on parle d’un demi-milliard). Cela devrait attirer des dizaines de milliers de visiteurs. C’est à ad-Dir’iyah, il y a 270 ans, que la tribu des Saoud s’est alliée avec le clan d’un certain Mohammed ben Abd al-Wahhab, un prédicateur charismatique qui déclarait œuvre du diable tout ce qui n’entrait pas dans son exégèse stricte du Coran: il interdisait aux fidèles d’écouter de la musique, de vénérer des saints et de prier face à des idoles. Il est l’inspirateur du wahhabisme, la rigide doctrine étatique, et du «takfir», qui déclare incroyants tous ceux qui s’écartent de ses règles. C’est là le lien vénéneux qui relie le wahhabisme avec des groupes terroristes comme al-Qaida ou le prétendu Etat islamique.

A ce jour, ce pacte est un fondement du Royaume: la famille Saoud incarne le pouvoir temporel, l’idéologie wahhabiste forge l’élite religieuse. Même le choc du 11 septembre, et le fait que quinze des dix-neuf kamikazes étaient Saoudiens, ne parvient pas à affecter ce pacte. Quand des Occidentaux relèvent qu’il est interdit de construire des églises dans le pays et que les symboles chrétiens ne peuvent y être arborés, on leur répond que l’Arabie saoudite n’est pas un pays au sens habituel: foyer des deux plus saintes mosquées, il convient de le comparer au Vatican.

Chrétiens et musulmans non wahhabites doivent se montrer très prudents. Désormais, les jeunes Saoudiens se montrent toujours plus audacieux. Comme ils parcourent le monde, surfent sur l’internet et regardent les TV satellites, ils ne comprennent pas pourquoi ce qui est autorisé en Egypte ou en Indonésie reste interdit dans leur pays. Mais tolérer la diversité d’opinions et renoncer au caractère incontestable du dogme wahhabiste requerrait le courage d’en découdre avec les religieux. Or, le roi Salman ne donne pas à penser qu’il remettra en cause le pacte de Dir’iyah, tant s’en faut. Son prédécesseur Abdallah fut un réformiste circonspect qui encourageait la modernisation de l’instruction publique et l’éducation des femmes. Il avait limogé deux oulémas extrémistes qui s’élevaient contre ses réformes: Salman les a rétablis dans leur fonction et nommé un ultraconservateur au poste de chef de la police religieuse. Sous son jeune règne, le nombre d’exécutions a bondi: plus de cent depuis le début de l’année. Et la peine infligée au blogueur Raif Badawi pour insulte à l’islam – dix ans de réclusion et mille coups de fouet – a été confirmée début juin.

L’homme d’affaires Mohsen Al-Awaji est wahhabite lui aussi, ce qui ne l’empêche pas de critiquer le régime. Il a d’ailleurs déjà passé des années en prison pour cela. Il insiste: «Nous voulons un parlement élu, une justice indépendante et une répartition plus équitable des richesses.» Quelque chose du genre d’une monarchie constitutionnelle. «Nous formons une société tribale, aussi avons-nous besoin de la famille royale. Mais cela ne signifie pas que nous l’aimons.» Les propos d’Al-Awaji, qu’il tient régulièrement à la TV, sont un danger pour la famille royale puisque en Arabie saoudite le roi décide de tout: il fixe la politique intérieure et extérieure, il nomme les membres de la choura, l’assemblée législative. La justice, elle, est aux mains des religieux.
Le 11 septembre a constitué un tournant: «Désormais, nous devrions observer sans mot dire quand les hélicoptères Apache américains canardent les Irakiens, quand les Iraniens et leurs sbires persécutent nos frères sunnites en Syrie.» Des centaines, sans doute des milliers de jeunes Saoudiens ont rejoint les rangs de l’Etat islamique. «On n’a cessé de leur prêcher que c’était un honneur de prendre part au djihad contre les incroyants. Un jour viendra où le roi devra surmonter les contradictions qui font ce pays: il est fondé sur des bases qui ne sont pas celles de la communauté internationale, celles de l’islam pur et dur.» Al-Awaji n’envie pas le nouveau roi: «Je ne saurais pas comment résoudre cette contradiction.»

© Der Spiegel traduction et adaptation Gian Pozzy

Sur www.hebdo.ch
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