Interview. Arianna Huffington a eu 65 ans cette semaine. Et le site d’information gratuit qu’elle a créé, le «Huffington Post», vient d’en fêter dix. Il existe désormais en sept langues et treize versions régionales. Rencontre avec une femme hors norme.
Propos recueillis par Jana Gioia Baurmann et Jens Tönnesmann
Arianna Huffington, c’est une crinière blonde et drue, une voix chaleureuse et de jolis restes d’accent grec dans son parler américain. Le modèle d’affaires du Huffington Post, le site d’information qu’elle a créé il y a dix ans, est étonnant: elle ne paie rien à la plupart de ses auteurs et l’offre gratuitement à ses millions de lecteurs. Le magazine Forbes classe Arianna Huffington parmi les cent femmes les plus influentes de la planète.
Invitée à une conférence sur l’avenir numérique de la presse, à Berlin, elle raconte que le HuffPost rassemble actuellement plus de 100 000 blogueurs et que ce nombre est destiné à passer à un million. Lorsque nous la rencontrons, elle vient de quitter Mathias Döpfner, le patron de l’empire Axel Springer.
Au terme de la conférence, Mathias Döpfner vous a murmuré quelque chose à l’oreille…
Il m’a dit à quel point il était d’accord avec moi. Je suis convaincue que lorsque tu te sens comme un champion établi, c’est déjà le début de la chute. C’est notre philosophie au Huffington Post et c’est ma philosophie de vie. Il ne faut jamais se voir comme un projet achevé, toujours comme un chantier en cours. Il faut sans relâche s’imposer des défis et se placer dans l’inconfort.
Un jour, Döpfner a défini le «Huffington Post» comme l’anti-modèle économique dans l’univers de la presse. Comprenez-vous son point de vue?
Même si nos opinions divergent quant à ce qui doit être payant ou gratuit sur le Net, je reste impressionnée de voir combien il est convaincu que les médias doivent devenir numériques. Nous en avons parlé hier au dîner: il a dit que le print ne survivrait pas, tandis que j’affirmais que le print allait évidemment survivre.
A la différence du «Bild» d’Axel Springer, vous souhaitez, avec votre projet What’s Working (ndlr: qu’est-ce qui fonctionne?), mettre l’accent sur les nouvelles positives. Qu’est-ce qui marche le mieux?
A ce jour, la plupart des médias sont motivés par la devise «If it bleeds, it leads» (ndlr: si ça saigne, c’est porteur). Nous ne voulons pas enjoliver la réalité: il y a chaque jour un grand nombre de nouvelles négatives et nous devons en parler. Mais nous entendons fournir à nos lecteurs une image complète et précise de la réalité, dont font partie l’inventivité, la passion, l’innovation.
Cette année, vous projetez d’exporter le «Huffington Post» en Chine et de vous y concentrer sur des thèmes de société. Ce n’est pas très éthique d’ignorer les aspects sombres de la Chine, non?
En Chine, nous pouvons fournir une contribution incroyable en plaçant notre version des thèmes de société au centre des infos. Par exemple, comment les gens peuvent réduire leur stress et accroître leur qualité de vie. Il y a en Chine plus de 100 millions de personnes qui souffrent d’affections psychiques dues à un excès de stress. Le nombre de suicides augmente. C’est une crise considérable, même si le concept d’équilibrage est profondément enraciné dans la philosophie chinoise, dans le yin et yang.
Vous avez grandi en Grèce et, enfant, vous étiez plongée dans les livres. Proposaient-ils une meilleure vie?
J’ai eu une enfance très heureuse parce que j’avais une maman incroyable. Elle a enhardi ma sœur et moi à vivre pour nos rêves et nous a toujours expliqué que nous avions le droit de connaître des échecs; qu’elle ne nous aimerait pas moins pour autant. Elle nous a toujours procuré le sentiment que nous étions en vacances, quand bien même nous n’avions pas beaucoup d’argent.
Vos parents se sont séparés quand vous aviez 11 ans. Comment y avez-vous fait face?
Ce fut dur mais c’était mieux ainsi. J’étais convaincue que ma mère n’était pas heureuse avec mon père, qui la trompait régulièrement.
Vingt-cinq ans plus tard, vous vous êtes séparée de votre mari Michael Huffington, après qu’il eut fait son coming out.
La séparation a été plus dure pour ma fille aînée Christina que pour la cadette Isabella. Nous nous sommes donné beaucoup de peine pour élever néanmoins nos enfants ensemble, passant nos vacances ensemble, fêtant les anniversaires ensemble. Notre expérience a servi de base à la section divorce du Huffington Post: le pire que tu puisses faire à tes enfants après un divorce est de dire du mal de l’autre parent.
Dans votre livre «Thrive» (2014), vous décrivez comment, en 2007, l’excès de travail vous a fait perdre conscience. Vous vous êtes réveillée dans une flaque de sang. Vous étiez malheureuse?
Je n’étais pas malheureuse, j’étais à bout de forces. J’ai adoré le temps où j’ai monté le Huffington Post, mais je ne me suis pas aperçue à quel point j’étais épuisée.
Vous avez maîtrisé?
Ce fut un signal d’alarme. J’ai compris que, comme beaucoup de gens, je me préoccupais plus de la batterie de mon smartphone que de ma batterie personnelle. Alors, j’ai changé de vie. J’essaie de dormir huit heures et de ne pas être sans cesse branchée en ligne. Avec Thrive, je tente d’aider d’autres personnes à corriger le cours de leur existence. Mais plein de gens ignorent les signaux d’alerte parce que notre culture est tellement imprégnée par la quête du succès.
Arianna Huffington a profondément réfléchi à ce qui procure le bien-être: la santé, l’accomplissement, le plaisir. Quand elle a besoin de retrouver ses marques, elle pense à son enfance un peu triste à Athènes et se ressaisit quand elle commence ses études d’économie et tombe amoureuse pour la première fois. «Mais il ne voulait pas d’enfants, il ne voulait pas m’épouser», dit-elle sur un ton désolé. Elle s’en est donc séparée, est partie pour New York, a écrit des biographies de Maria Callas et de Pablo Picasso. A son mariage avec le magnat du pétrole Michael Huffington succède une tragédie: en 1987, leur premier enfant est mort-né. «Du coup, quand ma fille aînée Christina est venue au monde, ce fut l’extase.» Mais le bonheur connaît une nouvelle coupure en 1996, avec le divorce. Puis c’est l’ivresse avec le succès du Huffington Post. Et puis à nouveau la chute, avec le burn-out de 2007.
Votre vie a été une suite de hauts et de bas.
Oui. En 2012, ma fille m’a appelée pour me dire qu’elle ne pouvait plus respirer, qu’elle était aux urgences. Elle était toxicomane. Ce fut très dur à vivre. Pourtant, cela ne me démolit plus, comme c’eût sans doute été le cas auparavant.
En 1969, votre mère s’est endettée pour que vous puissiez faire vos études à Cambridge.
Je voulais absolument y aller. Tout le monde disait: c’est absurde, vous n’avez pas d’argent, tu ne parles pas l’anglais. Mais ma mère disait: comment allons-nous faire pour que tu puisses y aller? Elle trouvait toujours un moyen de se procurer de l’argent. Plus tard, j’ai eu une bourse pour Cambridge. Sans quoi, j’en parlerais sans doute différemment aujourd’hui.
Nous voudrions parler argent. Mais Arianna Huffington est réticente. Elle a bien gagné sa vie, une première fois, dès ses 23 ans avec son livre The Female Woman, un ouvrage critique du féminisme devenu best-seller. Après son mariage, l’argent n’était plus un sujet. Selon les magazines américains, elle habite une villa de 7 millions de dollars, non loin de Los Angeles; un de ses voisins est Arnold Schwarzenegger, ex-gouverneur de Californie, contre lequel elle s’était présentée en 2003.
Pour vous, l’argent et le bonheur ne sont pas liés?
Il y a eu un temps, bien sûr, où je me rendais compte que je manquais d’argent. Quand mon deuxième livre a été refusé par trente-six éditeurs, j’ai pris conscience que je n’en avais plus. Alors je suis allée à la banque et j’en ai emprunté. Je ne veux pas éluder: je sais bien la différence entre avoir de l’argent ou pas, mais cela n’a jamais eu d’influence sur mon bonheur.
Vous êtes aussi entrée en politique, d’abord chez les républicains conservateurs, puis chez les démocrates plus libéraux. Pourquoi cette transition?
Au début, je n’étais conservatrice que pour ce qui touche au rôle du gouvernement, pas pour les thématiques sociales. J’ai toujours été en faveur de la liberté d’avorter, du mariage homosexuel, du contrôle des armes. Mais je pensais que le secteur privé pouvait s’occuper des problèmes sociaux. Désormais, je sais que c’est la tâche du gouvernement.
Bon nombre de républicains jugent le «Huffington Post» trop à gauche. Soutiendrez-vous la démocrate Hillary Clinton l’an prochain dans la course à la présidence?
Notre job n’est pas de jouer les faiseurs de présidents. La guerre d’Irak, pour laquelle elle avait voté, a été la plus grande faute de politique extérieure américaine des dernières décennies. Et, sous Obama, il y a plus de pauvreté que naguère. Pourquoi la gauche serait-elle seule à se préoccuper de la pauvreté? La droite le pourrait aussi. Parler de gauche et de droite est de la paresse journalistique.
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Profil
Arianna Huffington
Née à Athènes en 1950, Arianna Huffington a fait des études d’économie à Cambridge, écrit une bonne douzaine d’ouvrages, réalisé et produit des films et des séries télévisées. Mariée à un magnat du pétrole (puis divorcée), elle est devenue une activiste antipétrole pour mettre fin à la dépendance américaine du pétrole du Moyen-Orient. Elle a fondé le Huffington Post et ses multiples éditions régionales en 2005. En 2012, elle a été classée 29e dans la liste Forbes des cent femmes les plus influentes du monde.