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«Une année sabbatique, c’est reculer pour mieux sauter»

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Jeudi, 6 Août, 2015 - 05:59

Interview. L’émergence de modèles alternatifs ne remet pas en question la centralité du travail dans la vie des individus, selon Nicky Le Feuvre, professeure de sociologie du travail et de l’emploi à l’Université de Lausanne.

Années sabbatiques, temps partiel, retraites anticipées: y a-t-il un désir des Suisses de se distancier de leur travail?
 
Nous observons plutôt l’inverse. Le travail prend une place de plus en plus importante dans la vie des individus. Avoir un emploi dans lequel on s’investit pleinement est considéré comme nécessaire à la réalisation de soi et à l’épanouissement. Autrefois, le rapport au travail était plus instrumental. Les entreprises considéraient leurs salariés comme des forces nécessaires à leur bon fonctionnement, qu’elles devaient surtout surveiller et contrôler. Aujourd’hui, elles s’attendent à un attachement affectif. Cela s’explique par les nouvelles tensions sur le marché de l’emploi, notamment par une situation économique marquée par la montée du chômage. De par sa rareté, le travail devient un objet plus valorisé.

Ces phénomènes sont pourtant de plus en plus visibles…
 
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les années sabbatiques attestent de cette centralité croissante du travail dans la vie des gens. L’objectif d’une année sabbatique est souvent de s’éloigner de son emploi pour être plus performant, plus engagé et plus motivé à son retour. Ces congés sont davantage pensés comme une possibilité de «reculer pour mieux sauter» que comme une véritable prise de distance. Les entreprises qui acceptent ou encouragent leurs salariés à «faire un break» attendent un retour sur investissement. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu’une année sabbatique est financièrement difficile à assumer et ne concerne donc qu’une petite catégorie de salariés bien rémunérés.
 
Et le temps partiel?

Certaines personnes décident effectivement de travailler moins, quitte à consommer moins, pour bénéficier d’une meilleure qualité de vie. Mais elles sont rares. En Suisse, le temps partiel est essentiellement adopté par les femmes qui manifestent par ce biais leur engagement vis-à-vis du travail. Dans les générations précédentes, les mères de jeunes enfants restaient chez elles pendant plusieurs années. Aujourd’hui, elles se maintiennent en emploi, même si ce n’est qu’à temps partiel. Chez les hommes, le taux de temps partiel n’augmente pour ainsi dire pas, sauf chez les moins de 25 ans et chez les plus de 60 ans, c’est-à-dire durant des périodes de transition professionnelle.

Le monde du travail est-il plus dur que par le passé?

Quand le travail devient nécessaire à la reconnaissance sociale et à la construction de soi, cela crée une immense pression. Il y a probablement moins d’usure physique qu’auparavant, mais il existe une usure psychique provoquée par l’obligation d’être constamment «au taquet» et, surtout, d’être heureux au travail. La hausse des cas de burn-out témoigne de la présence de nouvelles souffrances. Les exigences augmentent, les salariés doivent être adaptables, flexibles, hyperconnectés, toujours disponibles, même en dehors des horaires. Ils doivent prouver qu’ils sont présents pour leur entreprise même si ce n’est pas le cas physiquement. La pression est encore plus forte dans les secteurs menacés, en raison du risque de perdre son emploi.
 
Y a-t-il une remise en cause de ce modèle?

Un employé qui consacre beaucoup de temps et d’énergie à son travail s’attend à ce que son engagement soit rétribué. Mais parfois, la reconnaissance attendue ne vient pas. On peut dès lors comprendre que cela entraîne le besoin de prendre de la distance. C’est le cas, par exemple, des retraites anticipées. Elles sont souvent motivées par le fait que les personnes d’un certain âge ne se retrouvent plus dans un monde du travail dont les règles du jeu ont changé. Dans de nombreux cas, ces jeunes retraités se lancent dans d’autres projets, comme le bénévolat, l’humanitaire ou la garde de leurs petits-enfants. Elles cherchent ailleurs le sens qu’elles ne trouvent plus dans leur emploi. Mais je ne constate pas de remise en cause généralisée de la centralité du travail. Les personnes qui s’en éloignent existent, mais leur choix est inhabituel. D’un point de vue sociologique, ce sont des «déviants» par rapport à la norme.

Qui sont ces «déviants»?

Adopter une posture critique revient à se mettre en danger, à décider, en quelque sorte, de se positionner à l’écart de la société et à accepter de subir une forme de marginalisation. Une norme existe car elle emporte l’adhésion. Je ne crois pas que les personnes qui se distancient du travail soient des avant-gardistes qui annoncent un changement social. Il s’agit plutôt de quelques privilégiés qui peuvent se permettre de se soustraire, plus ou moins momentanément, à l’injonction au bonheur par le travail.


Profil
Nicky le Feuvre

Diplômée de l’Université d’Aix-en-Provence et détentrice d’un doctorat de l’Université Aston, à Birmingham (Grande-Bretagne), cette professeure de sociologie du travail et de l’emploi est aujourd’hui directrice de l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne.

 


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«Une année sabbatique, c’est reculer pour mieux sauter»
Ils rêvent d’un monde sans argent

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