Décodage.Un livre témoigne de la grande sympathie qu’a manifestée le chef de guerre britannique pour notre pays. Même l’UDC vénère celui qui est pourtant à la genèse du projet européen.
Il aurait eu bien des raisons de se méfier de la Suisse, Winston Churchill. Durant la Première Guerre mondiale, la partie alémanique du pays s’affiche clairement germanophile, tandis que pendant la Seconde, elle fait preuve d’une «neutralité asymétrique», dirigeant ses exportations bien davantage vers l’Allemagne que vers les pays alliés. Pourtant, «Churchill a été un ami de la Suisse», assure aujourd’hui Werner Vogt, auteur d’un livre* détaillant la relation teintée d’une grande sympathie du «Vieux Lion» avec notre pays. «De manière pragmatique, il a compris la nécessité d’un Etat-tampon entre les belligérants, qui était pour lui aussi un relais pour les services de renseignement britanniques à l’ambassade de Berne.»
Autant le préciser d’emblée: la Suisse n’a joué qu’un rôle marginal dans l’esprit de ce surhomme d’Etat auquel l’Europe doit la liberté et la démocratie. Cet ouvrage n’en reste pas moins intéressant: alors que notre pays se déchire sur le dossier européen, Churchill semble être la dernière personnalité à rassembler tout le monde! Les europhiles voient en lui le visionnaire qui est à la genèse de la construction européenne. Tandis que les eurosceptiques célèbrent «l’homme du courage et de la résistance».
Lorsque ce fils de bonne famille aristocratique découvre la Suisse, accompagné d’un «tuteur» chargé de le surveiller, il n’a même pas 20 ans. Il est insouciant, voire inconscient, manquant de se noyer dans le Léman près d’Ouchy. A l’école, il s’est révélé un élève trop médiocre pour intégrer l’université. Il s’est alors rabattu sur une école d’officiers dont il ne réussit l’examen d’entrée qu’à la troisième tentative, ce qui fâcha définitivement son père.
Le discours historique de Zurich
Difficile à cette époque d’imaginer qu’il va devenir ce personnage hors du commun, aux multiples vies: tour à tour soldat, journaliste de guerre, écrivain récompensé par le prix Nobel de littérature, peintre, politicien et homme d’Etat. Churchill a siégé soixante ans au Parlement, dirigé huit ministères, écrit autant d’ouvrages que Shakespeare et Dickens réunis et peint quelque 600 tableaux en amateur. Il est ainsi bien davantage que le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. C’est encore lui qui prononce un discours resté historique à l’Université de Zurich en septembre 1946. «Let Europe arise!», que l’Europe ressuscite!, s’exclame-t‑il.
Dans un premier temps, il rappelle que ce continent est le berceau «du christianisme», mais aussi «de la plus grande partie de la culture, des arts, de la philosophie et de la science». Puis il présente son remède pour cicatriser les blessures des guerres du passé: «Il faut recréer la famille européenne de telle sorte qu’elle puisse se développer dans la paix, la sécurité et la liberté. Pourquoi n’y aurait-il pas un groupement européen qui donnerait à des peuples éloignés les uns des autres le sentiment d’un patriotisme plus large et d’une sorte de nationalité commune?» Cela dit, Churchill laisse planer le doute sur sa volonté de participer à ce projet de reconstruction: «Il existe déjà un tel groupement d’Etats dans l’hémisphère occidental. Nous autres Britanniques avons le Commonwealth.»
Il n’y a qu’à jeter un œil sur le site internet de la Commission européenne. A Bruxelles, c’est une évidence. Churchill est un des pères de l’Europe et son discours annonce la signature du Traité de Rome une dizaine d’années plus tard. Il participe aussi à la création du Conseil de l’Europe en 1949 et évoque déjà l’idée d’une armée européenne.
En Suisse, les analyses divergent. S’il est un parti qui récupère le mythe de Churchill ces dernières années, c’est bien l’eurosceptique, voire europhobe, UDC. Pas étonnant dès lors que le livre de Werner Vogt soit préfacé par l’importateur de voitures et ancien conseiller national Walter Frey, qui a d’ailleurs racheté puis retapé une Bentley offerte à l’ex-premier ministre pour ses 80 ans. «Il est l’homme incarnant la liberté et la volonté de résistance», écrit-il. Pour lui, il est aussi le penseur politique qui réclame pour l’Europe une confédération d’Etats basée sur le modèle suisse, et non sur une union centralisée et bureaucratique.
A contre-courant
De plus, personne n’a oublié l’exposé prononcé en avril 2004 par le conseiller fédéral frais émoulu Christoph Blocher à l’occasion d’un symposium qui commémore ce discours. Plutôt que de parler d’Europe, le ministre UDC s’attache à décrire la trajectoire de Churchill, «ce politicien aux analyses pointues, d’abord rejeté par l’establishment, car considéré comme un quérulent, avant de finir par avoir raison». Un homme seul dénonçant un danger – le nazisme en l’occurrence – bien avant les autres, un combattant infatigable se révélant être le sauveur de la nation, un prophète méprisé: c’est exactement la posture dans laquelle se reconnaît le tribun de l’UDC dans son combat antieuropéen. Le lendemain de ce discours, la NZZ voit juste lorsqu’elle titre «Blocher se prend pour le Churchill suisse».
A gauche, on reconnaît en l’homme d’Etat britannique un Européen convaincu, mais avec des nuances. Grand admirateur de Churchill, au point de reprendre son signe de la victoire lorsque le Parlement réussit à éjecter le trublion du Conseil fédéral Christoph Blocher le 12 décembre 2007, le sénateur vaudois Luc Recordon précise: «Churchill est un des pères de l’Europe, mais sa vision est celle d’un continent pacifié et unifié selon les valeurs des droits de l’homme et de la démocratie, et non celle d’une UE commerciale telle qu’on la vit actuellement. Sa politique a d’ailleurs été plus sociale qu’on ne l’imagine, pour un conservateur.»
Quant à l’ambassadeur François Nordmann, qui a eu l’occasion de s’entretenir avec le beau-fils de Churchill, Duncan Sandys, il ajoute: «Churchill est un Européen, c’est sûr, mais un Européen de l’extérieur. En 1946, il est encore dans une logique impériale et n’a pas le sentiment que la Grande-Bretagne appartient à une communauté européenne à venir.» L’auteur du livre, Werner Vogt, abonde dans ce sens: «Churchill est un homme du XIXe siècle qui vit à l’époque des Etats-nations. Ce qu’il y a de vraiment révolutionnaire et de visionnaire dans son discours, c’est son appel à la réconciliation entre la France et l’Allemagne pour assurer une paix durable sur le continent. Il a choqué de nombreux Français à cet égard.»
Un grand moment politique
Lui aussi fasciné par le personnage dont il a lu les mémoires, le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Yves Rossier propose une analyse plus militaire du personnage: «Churchill n’était pas un stratège, mais un guerrier et un artiste porté par son intuition. Lorsqu’il propose des Etats-Unis d’Europe, c’est pour conjurer le danger de l’Union soviétique. Dans un discours précédent qu’il vient de tenir à Fulton dans le Missouri en mars 1946, il dénonce déjà le rideau de fer qui s’est abattu sur l’Europe.»
Quoi qu’il en soit, le séjour de quatre semaines de Churchill en Suisse reste un grand moment politique. Si certains entrepreneurs helvétiques, ayant fait de juteuses affaires en livrant du matériel de guerre en Allemagne, auraient pu vivre avec une victoire des nazis, la population suisse sait pour quel camp son cœur a penché. «Elle fête Churchill comme une rock star», constate Werner Vogt. A la villa Choisi, à Bursinel, où il réside sur les bords du Léman, le chef de l’opposition qu’il est devenu après avoir perdu les élections savoure sa popularité outre-Manche. Il est couvert de cadeaux: des fleurs, du schnaps, du miel, du fromage, et bien sûr des cigares, sans oublier les cendriers qui vont avec!
Chacun de ses déplacements publics se transforme en bain de foule, notamment à Zurich en ce fameux 19 septembre 1946 où les écoliers ont reçu congé. C’est quasiment l’émeute: des trottoirs, des balcons et même des toits, tout le monde l’acclame et la police a toutes les peines du monde à frayer un passage à la voiture du chef de guerre, qui multiplie les signes de victoire et fait un bref discours sur une place du Münsterhof pleine à craquer.
Cet accueil chaleureux de la population contraste étrangement avec le flop des organisateurs de la journée. Ceux-ci ont non seulement trop chargé le programme, mais tiennent à faire la promotion des produits locaux. Mal leur en prend. Lorsqu’on lui fait goûter un vin du cru, ce jouisseur connu pour ses repas gargantuesques généreusement arrosés recrache immédiatement ce qui devait être une affreuse piquette!
Quant aux responsables de l’Université de Zurich, ils commettent le suprême impair en refusant d’octroyer un doctorat honoris causa à Churchill, alors que c’est en partie dans cette perspective qu’il avait été invité en Suisse. «Une attitude ridicule, due à la fois à l’esprit de clocher et à la crainte que certains professeurs aux sympathies brunes ne fassent capoter le projet, car il fallait la quasi-unanimité du collège professoral pour accorder un tel titre», regrette Werner Vogt. Certains prétextent que l’Université de Lausanne s’est déjà accablée en 1937 en décernant un tel titre au Duce Benito Mussolini et qu’il est inutile d’en rajouter. D’autres redoutent que l’ancien premier ministre britannique ne saisisse l’occasion de critiquer l’Union soviétique, assurément un crime de lèse-neutralité suisse.
Finalement, l’Université de Zurich décide de lui remettre un document de remerciement écrit en latin sur un parchemin, alors qu’il détestait cette langue à l’école. Churchill est probablement blessé dans son orgueil, mais il n’en laisse rien paraître en public. C’est aussi cela, la grandeur. ■
* «Winston Churchill und die Schweiz». De Werner Vogt. Verlag Neue Zürcher Zeitung, 232 p.