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Comment parler de Kim Kardashian sans avoir l’air idiot

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Jeudi, 13 Août, 2015 - 05:58

Essai.Journaliste à la rubrique culturelle du quotidien espagnol «El Mundo», l’auteur raconte sur un ton très personnel ce que lui inspirent les célèbres rondeurs de la starlette californienne si douée pour les affaires.

Luis Alemany

Comment raconter le rapport d’un petit garçon à la beauté féminine, un thème si central de notre vie, sans passer pour un idiot machiste?

Commencer par parler de Kim Kardashian n’est pas une bonne idée. S’il faut parler d’elle, il sera toujours plus commode d’aborder son histoire comme un phénomène commercial. Des phrases du genre: Kim Kardashian a empoché 28 millions de dollars l’an dernier, manifestement sans rien faire de concret. D’où viennent ses revenus? J’ai cherché: elle a touché de l’argent pour ses fumisteries à la télé, pour assister à des «événements», pour la vente de vêtements et de cosmétiques et – de manière modeste mais en augmentation – pour de la vente de publicité subliminale sur les réseaux sociaux. Quand Kim laisse tomber sur Instagram que son nouveau rouge à lèvres est stupéfiant, elle empoche.

Il serait facile aussi de se la jouer sociologue: que raconte Kim Kardashian de notre monde postmoderne? De la sexualité? De la relation à notre corps, du féminisme? L’autre jour, quelqu’un a écrit que Kim Kardashian était une héroïne féministe de notre temps, l’équivalent moderne des sœurs Brontë. Bon.

Mais la beauté? Qui peut parler de l’émotion ou de l’indifférence que lui cause Kim Kardashian sans paraître vulgaire, snob ou les deux à la fois?

Je me souviens d’une phrase qu’on répétait à la maison: «Jeune, grand-mère Mercedes était une beauté.» Il était d’usage de réciter: «La grand-mère était une beauté et le grand-père un homme laid mais très intelligent et très cultivé», en une formule qui alors me semblait très naturelle mais – je le comprends aujourd’hui avec un sourire plein de tendresse – n’était guère admissible: la nana canon et le vilain intello étaient la belle et la bête.

Des canons de la beauté
La preuve de la beauté de Mercedes était une photo des années 1932-1933 sur laquelle la grand-mère portait en travers de la poitrine une écharpe sur laquelle on pouvait lire «Miss Deportivo Alavés». Et la preuve était bien l’écharpe, parce que la nana de la photo ne me paraissait pas bien belle. Un visage rond aux traits insipides de poupée et, ça oui, une coiffure à la garçonne qui mettait un peu d’audace dans tout ça. Je ne reconnaissais pas ma grand-mère septuagénaire dans cette fille et il ne me semblait pas qu’elle fût l’incarnation de la beauté que j’avais à l’esprit.

Sa sœur, tante Blanca, me parut beaucoup plus attrayante sur une photo que j’ai découverte bien des années plus tard, quand Mercedes mourut. Elle ressemblait à Ingrid Bergman! Je n’ai pas connu Blanca et je crois que mon père ne l’avait vue qu’une ou deux fois. La légende parlait d’une femme au caractère diabolique, colérique, peut-être de mœurs légères (les informations ne sont pas claires) et avec une tendance à se fourrer dans le pétrin. Un jour, j’ai lu quelque chose sur le trouble bipolaire et je pense que la pauvre Blanca en était affectée.

Pardonnez-moi, j’ai tendance à digresser. La conclusion à tirer de ces photos est que Mercedes était trop peu de chose pour que je puisse me vanter d’elle et que, vu du haut des années 90, son charme était très ancien. A l’époque, j’étais un marmot docile qui n’entendait pas rompre avec la culture de ses parents. Or, dans ce que j’appelle la culture de mes parents, il y a un canon de la beauté féminine très clair qui – voyez la coïncidence – correspondait à la physionomie de ma mère. Si un jour maman lit ces lignes, elle dira que je suis un idiot. Mais une des opinions les plus tranchées avec laquelle nous avons grandi à la maison était que, de toutes les belles femmes du monde, seules les maigres noiraudes et légèrement androgynes méritent notre sincère admiration. Ma mère est ainsi, quoique avec 25 ans de plus.

Qu’en penser? La première chose, la plus évidente, est que nous avons grandi sans la moindre image de référence concernant la beauté masculine. Ou peut-être si, car je me rappelle maintenant qu’il y a peu ma sœur est tombée sur une photo de mon père âgé de 30 ans et quelques et qu’elle a trouvé que, d’une certaine manière, il ressemblait à son petit ami. Il faudra que je lui demande.

La seconde chose est que cette opinion comportait une nuance élitiste. J’essaie de m’expliquer: mes parents étaient de profession libérale, des universitaires avec une tendance à être dans la dèche mais plus ou moins chics. Et même s’ils ne l’exprimaient jamais avec des mots, il allait de soi qu’à des gens comme nous plaisaient les femmes aux cheveux courts et aux omoplates saillantes, celles que l’on dirait sorties d’un film français. En revanche, les filles blondes et belles aimaient les types plus riches et plus incultes que nous, et les femmes à gros seins et beau cul… Celles-là étaient peut-être belles mais, surtout, elles étaient un autre genre de beauté.

Je me rappelle un éloge qu’à cette époque j’ai entendu souvent de mes parents (y compris de ma mère) et que je trouvais très raffiné: «Cette femme a de belles hanches.»

Une autre idée me vient à l’esprit: cette image assez BCBG d’une belle femme comme Anna Karina dans La Chinoise a beaucoup à voir avec l’idée du féminisme qui nous paraît aujourd’hui désuet. J’en ai parlé parfois avec ma mère et je lui ai rappelé il y a peu, quand elle lisait les mémoires de Kim Gordon: pour les femmes de sa génération, pour celles qui sont allées à l’université et voulaient être de bonnes professionnelles, la manière d’être féministe consistait à ignorer qu’elles étaient des femmes. Elles fumaient et buvaient comme les mecs, exprimaient leurs sentiments comme les mecs, riaient des plaisanteries des mecs, s’habillaient comme les mecs. Les gros seins les paralysaient autant que les décolletés et les tignasses et, parfois, la maternité. Même si, aujourd’hui, je tends à éprouver de la sympathie pour cette façon d’affronter le monde, je me rends bien compte qu’il est plus amusant de voir ça de l’extérieur que de le vivre de l’intérieur.

Kim et Keira
Puis les années ont passé: j’ai eu une copine qui ressemblait à ma mère et une autre qui ne lui ressemblait pas; je me suis intéressé à des filles blondes et belles, à des filles maigres et masculines, à des filles à gros nénés et gros cul. Je me rappelle aussi de conversations avec des amis sur les anciennes actrices dont l’image nous semblait attrayante au XXIe siècle. Elizabeth Taylor, non. Marilyn Monroe, oui, mais avec un brin de mauvaise conscience. Ingrid Bergman, oui. Greta Garbo, oui; Vivien Leigh, non. Lauren Bacall, oui; Sophia Loren, oui, mais un peu comme une blague. Marlène Dietrich, je crois que non, mec, car j’ai peur de citer tant de femmes.

Reste que les filles de la bande demandaient quels acteurs anciens nous semblaient beaux et nous leur répondions par ces euphémismes que nous, les mecs hétéros, utilisons pour parler de beauté masculine: bon, Gregory Peck était un bel homme; Spencer Tracy pouvait être qualifié de moche qui se portait bien; et Belmondo, oui, bien sûr, il serait formidable de ressembler à Belmondo, bien plus qu’à Alain Delon, qui était un beau gosse au visage quelconque et qui vieillissait mal. Rock Hudson et tous les autres? Rien de rien. Et Humphrey Bogart? Je dirais que non, mais sur ce point les opinions sont contrastées.

Mais voilà que les souvenirs s’enchaînent et que me vient en tête l’obsession de mon père pour Romy Schneider qui, «au début, était très cucul mais, plus tard, à la fin, quand elle déprima et se suicida, se mua en une femme impressionnante». Cette phrase me poursuit et me fait rire, quand bien même je sais qu’elle a quelque chose de sinistre.

Bon, j’ai recommencé à divaguer.

Cette digression aurait dû nous conduire à Kim Kardashian. Nous en étions aux années qui passent et au fait que, d’une certaine manière, je m’étais libéré de la notion de la belle femme mince et androgyne. En partie seulement, pas entièrement. J’ai vu les films français des années 50 et 60, un peu pédants, et les films américains des années 40, bien plus nunuches. J’ai appris à recourir à des phrases circonspectes pour décrire les femmes qui me semblaient attrayantes. Et c’est alors que sont apparues dans notre vie Kim Kardashian et Keira Knightley – je ne sais pas si c’était en même temps, mais presque. Keira Knightley? Que vient-elle faire ici? Le fait est que j’ai tendance à mettre en rapport Kim et Keira, peut-être à cause de l’initiale identique ou peut-être parce qu’elles ne sauraient être plus différentes. J’adore Keira, et je crains que ce soit parce qu’elle évoque ce quelque chose qui reste en moi de l’enfance.

Un jour, j’ai cru l’identifier dans un personnage d’un roman de John Banville, même si je suppose que tout cela naissait de mon imagination. Et j’en suis tombé amoureux dans une interview où elle disait qu’elle était un peu perturbée parce que, vu sa silhouette osseuse, tout le monde inclinait à voir en elle une beauté intellectuelle, alors qu’en réalité elle était la même tête de linotte que n’importe qui. Ou peut-être même pire. Est-ce que je la trouve sexy? Eh bien oui, et comment!

Instinct de conservation
Et Kim? Kim m’a bien fait rire dès le début. J’ai ri de découvrir que son visage, que je sais reconstruit sur les tables d’opération, m’a semblé beau et fin, qu’il exprimait de l’intelligence. Son jeu à la fois futé et stupide, le fait de ne pas savoir si la nana rit d’elle-même, si elle se fiche de nous ou si elle est vraiment ainsi m’a fait rire. J’ai ri des fameuses photos à la piscine, j’ai ri des outrances, j’ai ri de la bouteille de champ, pour tout ce cirque. Je suppose que, si j’étais une femme, toutes ces choses me divertiraient moins, que je les trouverais un peu offensantes. Mais… est-ce que je la trouve sexy? Je ne saurais le dire, notamment parce que je crois que nul n’a connu quelque chose de comparable à Kim Kardashian. J’ai envie de demander à un ami ce qu’il en pense, s’il trouve Kim sexy. Mais alors je pense à sa compagne, une fille à demi Russe, à demi Espagnole, jolie, osseuse et sévère comme une gymnaste. Je suppose que mon ami dirait les mêmes banalités et ferait les mêmes gags que moi. Enfin, d’une certaine façon, je reconnais cette vibration dans le cerveau que nous mettons en rapport avec l’idée de belle femme.

Qu’il est difficile de parler de ces choses sans se sentir ridicule!

Le succès de Kim Kardashian signifie-t-il qu’il existe une essence anthropologique de la beauté féminine qui nous fait remonter jusqu’à la Vénus de Willendorf et à l’instinct de conservation de la race? Peut-être, mais il reste que ma mère, maigre et fumeuse, a été une bonne mère. Il y a quelques années, j’ai eu entre les mains un livre signé Georges Vigarello traitant de l’histoire des affections corporelles. Il s’appelait La métamorphose du gras: histoire de l’obésité du Moyen Age au XXe siècle (Ed. du Seuil). A l’époque, j’avais noté des réflexions en marge: «La graisse a perdu bon nombre d’adeptes au XVIe siècle, date de la dernière des grandes famines en Europe; les ordres mendiants ont été les premiers contempteurs de l’obésité; l’habitude de peser le corps humain s’est installée au XIXe siècle; les contemporains de Rubens ne trouvaient-ils pas les modèles du peintre parfaitement normaux?»

Kim Kardashian signifie-t-elle une révolution copernicienne sur le chemin de la maigreur qui nous a imprégnés pendant je ne sais combien de siècles? Qu’est-ce que j’en sais? Il suffira de prendre du temps pour voir si les machines de step disparaissent, non? Parce qu’il me semble difficile, maintenant, de lire cette notion de «modèles normaux». ■

© El Mundo
Traduction Gian Pozzy

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