Thomas Hüetlin et Christoph Scheuermann
Interview. Boris Johnson, maire de Londres, publie une biographie de Winston Churchill, dont il admire la force. Par ailleurs, il médite déjà sur une Europe sans la Grande-Bretagne.
Winston Churchill reste le héros des Britanniques. Qu’y a-t-il de Churchill en Boris Johnson?
L’idée du livre était de montrer combien Churchill se différencie des politiques d’aujourd’hui. Il était fait d’un autre bois. Il avait plus d’énergie psychique et était plus curieux que la plupart. Il s’intéressait à tout, dessinait ses propres vêtements et peignait abondamment. Il était capable d’un enthousiasme inouï, comme un enfant.
Dans votre biographie*, vous dites qu’il était authentique, comme politique et comme être humain. L’authenticité est-elle importante pour un politique?
Tout dépend de ce qu’on entend par authenticité. S’il n’était pas télégénique, il maîtrisait l’art d’utiliser la radio à son avantage. Il savait donner aux gens l’impression qu’ils pouvaient scruter son caractère et ses motivations. Ses propres sentiments, il les exprimait dans une langue incroyablement plastique. De nos jours, il se googliserait lui-même, il aurait un compte Twitter et tenterait d’avoir un maximum de followers de son côté.
En 1940, Hitler régnait sur l’Europe, seule la Grande-Bretagne résistait. Hitler proposa un arrangement, mais Churchill dit à son gouverne-ment qu’il préférait saigner le pays plutôt que de conclure un armistice. Et, en effet, sans la détermination de Churchill, il eût été parfaitement possible que Hitler régnât jusque dans les années 60 sur une Europe germanique de l’Atlantique
à l’Oural. Non?
Sans Churchill, l’humanité serait retombée dans un âge sombre. Sa décision de continuer le combat a donné aux Alliés le temps de reprendre la main dans cette guerre. Une bonne partie de l’establishment britannique était en faveur de négociations avec Hitler. Churchill a évité le désastre.
Pourquoi a-t-il tenu bon?
C’est un mélange classique entre ce que Churchill considérait comme son destin politique et sa mentalité bien à lui. Il avait précocement désigné Hitler et les nazis comme un danger. En 1932, il était en Allemagne et il comprit très vite vers quoi cela nous menait.
En 1940 a paru cette photo qui montre Churchill en trois-pièces rayé, cigare au bec, tenant un fusil-mitrailleur. Les Britanniques ont adoré. Pourquoi?
La photo montre un homme qui sait se débrouiller avec une arme et qui n’a pas peur d’intervenir dans l’histoire. En plus, il porte un chapeau absurde, passé de mode depuis longtemps, qu’on verrait bien dans la série TV Downton Abbey.
Il savait bien sûr que les Britanniques aimaient que leur leader évoque un peu Falstaff. Et qu’ils aimaient les gens qui savent rire, y compris quand les circonstances ne s’y prêtent pas du tout.
L’hiver dernier, une photo analogue a paru de vous, armé d’une kalachnikov au Kurdistan. Vous vous êtes inspiré de Churchill?
Je voulais afficher ma solidarité avec les peshmergas kurdes, tous ceux qui s’y entendent me disent que je tiens l’arme de guingois. Et elle n’était pas chargée. Mais j’aime quand même bien la photo.
Sur sa photo, Churchill fait l’effet de quelqu’un qui veut se battre pour le «British way of life».
Il en va bien sûr de la défense de la liberté. Y compris la liberté de boire de l’alcool. N’oubliez pas que Hitler était abstinent, une de ses multiples caractéristiques rebutantes. Churchill, en revanche, consommait de l’alcool en quantité phénoménale, de quoi abattre un bœuf. Puis, à 10 heures du soir, il se mettait à écrire.
Churchill a été distingué, en 1953, pour son œuvre par le prix Nobel de littérature. Ce qui lui a déplu, parce qu’il aurait préféré le Nobel de la paix. D’où lui venait cette rage d’écrire?
Il a commencé très tôt. Le palais de Blenheim, où il est né, est immense, mais son père, puîné, avait peu d’argent. Il a écrit pour boucler les fins de mois et ce fut pareil pour Winston. Il disait à son épouse, Clementine, qu’il ne pourrait payer le rôti dominical que lorsque son papier pour le Mail on Sunday serait achevé.
Churchill a davantage écrit que Dickens et Shakespeare additionnés. Il écrivait pour exposer ses opinions, sa carrière et ses réalisations, mais ne reculait pas devant le tout-venant.
Il était aussi un narcissique fini. D’où lui venait cette irrépressible ambition de jouer un rôle historique?
Pas besoin d’être Sigmund Freud, chez Churchill tout est assez transparent: sa mère, une sorte de déesse du sexe, qui a collectionné au moins 200 amants; son père qui ne cessait de le critiquer pour lui donner l’impression d’être une déception. Il a dû se remonter la pendule.
Il y avait aussi de la vacherie chez lui: quand une élue travailliste, Bessie Braddock, lui a reproché d’être saoul, il lui a répliqué que, le lendemain, il serait à nouveau sobre mais elle toujours aussi moche.
Très vexant, mais cela restait une blague. Une blague, c’est vrai, que l’on ne se risquerait plus à faire de nos jours. Mais aujourd’hui il y a tant de choses que l’on ne peut plus dire…
Sa rudesse fut extrême dans d’autres domaines: l’usage sans scrupule d’armes chimiques, son mépris pour le mahatma Gandhi, le bombardement destructeur de villes allemandes à la fin de la guerre. Cela ne brouille-t-il pas l’image du héros?
On ose à peine croire qu’à propos des armes chimiques il a dit: «Pourquoi se faire du souci s’il y a quelques éternuements?» Sa vision de l’Inde est aujourd’hui totalement inacceptable. Mais il faut se rappeler qu’il est né en 1874, à l’apogée de l’ère victorienne, quand l’Empire britannique était sept fois plus grand que le romain. Les gens de ce temps-là étaient plus durs.
Apparemment, seul le sexe lui faisait peur.
Il y a cette scène où Daisy Fellowes l’invite dans son appartement parisien pour qu’il voie son enfant. Quand il débarque, pas de bébé, mais Daisy étendue nue sur une chaise longue. Churchill invoque un prétexte pour s’enfuir. Mais, dans l’ensemble, il paraissait apprécier les femmes et a eu une quantité d’amies avant Clementine.
Churchill s’est sans cesse exprimé sur l’Europe et, à ses yeux, une union était une bonne idée. Il a même défendu des «Etats-Unis d’Europe». Or, il semble que la Grande-Bretagne veuille désormais faire juste le contraire. Vous-même, correspondant du «Daily Telegraph» à Bruxelles dans les années 90, avez co-inventé l’«euro bashing». Vous êtes contre l’Europe?
Voyez-vous, nous ne pouvons pas quitter l’Europe, nous sommes une partie de ce continent. La Manche n’est qu’un canal qui s’est un peu élargi et qu’alimentent à la fois la Tamise et la Seine. Le problème est que l’euro et la zone euro pompent une part majeure de l’énergie dont les gens ont besoin pour diriger l’Europe. C’est énervant. Je pense que nous devrions nous concentrer sur ce qui bénéficie à nos concitoyens.
Que se passerait-il si, après le référendum de 2016, la Grande-Bretagne quittait bel et bien l’UE?
Le Foreign Office et tous les autres Ministères des affaires étrangères se réuniraient illico pour conclure des accords bilatéraux, afin de reconstruire nos relations sur cette base. Il y a des inconvénients. D’une part, nous ne pourrions effectivement plus lutter pour ce qui nous tient à cœur.
D’autre part, nous devrions sans doute payer des amendes. A l’inverse, un exit aurait aussi des avantages. Ce serait bon pour la démocratie britannique, parce qu’on ne pourrait plus accuser Bruxelles de tous les maux; les politiciens devraient rendre des comptes.
Nous pourrions aussi réduire le fardeau de la réglementation, conclure librement des accords commerciaux sans s’attirer les foudres de l’UE. Nous économiserions une masse d’argent (les contributions à l’UE). En plus, cela infligerait à l’UE un choc salutaire. A Bruxelles, tout le monde dirait: «Zut, ça s’est mal passé, il faut vraiment que nous entreprenions des réformes.»
Ne regretteriez-vous pas que le Royaume-Uni quitte l’Europe?
Je ne crois pas que ce soit la seule option. Mais ce ne serait pas la fin du monde. Je vais attendre de voir ce que donnent les négociations avec les partenaires européens. La motivation n’est pas aussi forte qu’en 1975, quand nous avions déjà voté sur notre présence au sein de l’UE.
Depuis lors, la situation géopolitique a complètement changé. La taille relative du marché européen diminue. Il n’est plus aussi indispensable à notre avenir qu’il y a quarante ans. Idéalement, nous restons dans l’UE et tentons de l’améliorer. Mais nous pouvons aisément nous passer des prescriptions de Bruxelles sur le nombre d’heures que nous devons travailler.
Parlons Grèce: un abandon de la dette serait-il la meilleure solution?
Les Grecs doivent quitter l’euro, c’est clair. Ils le quitteront, d’ailleurs. Si on leur avait remis leur dette, que diraient tous les pays qui ont dû, eux aussi, passer par des processus de réformes aussi douloureux? C’est un problème sans solution.
Après le second mandat de David Cameron, envisagez-vous de vous présenter?
Heureusement, la question ne se posera qu’en 2018 ou encore plus tard; d’ici là, on aura vu arriver toute une génération de nouveaux conservateurs aux dents longues. Le témoin passera de main en main. Cela dit, Churchill n’est devenu premier ministre qu’à 65 ans!