Enquête. Cela relève de la méthode Coué: «Il faut sauver la voie bilatérale tout en respectant la volonté du peuple qui veut maîtriser l’immigration», déclament sur un mode incantatoire de nombreux élus fédéraux à Berne. Le sondage de «L’Hebdo» auprès des parlementaires romands, candidats à leur réélection, révèle qu’on est encore très loin d’une solution.
Michel Guillaume
La relation à l’Europe est la grande absente de la campagne électorale. Même s’ils s’en défendent, les partis n’abordent pas ce thème de front. Ils récitent des slogans, mais ne détaillent pas de solutions concrètes. La gauche préfère mettre l’accent sur l’équité des salaires, le renforcement de l’AVS et la construction de logements à loyers modérés. La droite thématise beaucoup l’asile et dénonce les «cadeaux de Noël» des socialistes qui mettent la prospérité du pays en danger.
Ce tabou n’est pas nouveau. «En Suisse, ce n’est jamais le bon moment pour parler d’Europe», ironisait l’ancien ambassadeur de l’UE à Berne, Michael Reiterer. Cette année, pourtant, l’actualité a rattrapé les partis. Le collectif de citoyens RASA, qui veut biffer les dispositions constitutionnelles issues du vote du 9 février 2014, vient d’annoncer qu’il avait franchi la barre des 100 000 signatures. Impossible, dès lors, d’ignorer la question.
Pour savoir comment les parlementaires romands briguant une réélection comptent sortir la voie bilatérale de l’ornière, et surtout quelles sont leurs convictions profondes, L’Hebdo les a tous contactés personnellement et leur a posé cinq questions précises. Une trentaine d’entre eux (sur 49) ont répondu.
1) Pourquoi ne parlez-vous pas du dossier européen dans votre campagne?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les conseillers nationaux et aux Etats ne partagent pas du tout ce sentiment. Tous affirment qu’ils ne cessent d’aborder ce sujet précisément. «Vous plaisantez! «Rester libre» est le slogan de mon parti et c’est précisément à la relation à l’UE qu’il fait allusion», s’offusque Yves Nidegger (UDG/GE). Même son de cloche chez Isabelle Moret (PLR/VD). «Je ne manque pas une seule occasion d’en parler. Par ailleurs, notre parti a voté une résolution sur les bilatérales lors de son assemblée des délégués de juin dernier.»
Les Verts disent avoir créé une page spéciale sur leur site internet – qu’il faut pourtant bien chercher. «Nous ne manquons pas une occasion de critiquer la politique isolationniste de l’UDC, un danger bien plus important pour la Suisse que le franc fort», souligne la coprésidente des Verts, Adèle Thorens.
Seule réponse un peu plus nuancée, celle de Yannick Buttet (PDC/VS): «La voie bilatérale devrait être un acquis indiscutable, raison pour laquelle elle ne constitue pas un thème à proprement parler.»
2) Préférez-vous sauver la voie bilatérale ou prendre le risque que la Suisse soit mise à l’écart sur des dossiers importants?
Pas de doute à ce sujet! La voie bilatérale ressort plébiscitée de notre consultation. Et, si celle-ci est aujourd’hui menacée, c’est à cause de l’UDC et de la votation du 9 février 2014. Mathias Reynard (PS/VS) se rappelle un débat à Conthey qui l’avait opposé à Christoph Blocher, lors duquel il avait attiré l’attention du public sur les risques de l’initiative de l’UDC pour les accords sur la recherche et la formation. «Mais Blocher avait tout nié en bloc.» Ce qui fait dire à Manuel Tornare (PS/GE): «L’UDC a menti au peuple quand elle a prétendu que son initiative n’entraverait pas les bilatérales.»
Certains parlementaires craignent le pire, comme Olivier Français (PLR/VD): «Se couper de notre principal partenaire économique serait suicidaire.» Il veut cependant croire à une solution. «En tant que libéral, je crois que l’on peut garantir la libre concurrence sur le marché du travail tout en tenant mieux compte des craintes de la population face la pression migratoire.»
Les Verts favorisent eux aussi les bilatérales, mais avec des réserves. «Tout nouvel accord bilatéral éventuel doit être accueilli avec prudence, en particulier en matière d’électricité, où l’ouverture complète du marché serait une erreur», nuance Luc Recordon (Les Verts/VD).
En fait, les voix les plus réticentes à parler de voie bilatérale sont paradoxalement celles de l’UDC, parti qui est pourtant à l’origine de cette option en s’opposant avec succès à l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) en 1992. Pour Yves Nidegger (UDC/GE), c’est l’UE elle-même qui a pris l’initiative de mettre fin à la voie bilatérale. «Elle l’a fait en annonçant, bien avant le 9 février 2014, qu’aucun nouvel accord ne serait plus conclu avec la Suisse sans le préalable d’une solution institutionnelle impliquant la reprise du droit européen et la soumission de la Suisse à la Cour de justice européenne.»
3) Croyez-vous à une clause de sauvegarde que la Suisse tentera de négocier avec Bruxelles?
Ah, la clause de sauvegarde, qui permettrait d’introduire des contingents à partir d’un certain seuil d’immigration! Ce serait le remède miracle, imploré telle une incantation pour tenter de résoudre la quadrature du cercle. Son principe a d’abord été proposé par le président du PBD, Martin Landolt, avant que l’ancien secrétaire d’Etat Michael Ambühl ne rédige une formule concrète. Puis l’association faîtière economiesuisse en a fait son cheval de bataille.
Le sondage de L’Hebdo est clair à ce sujet. La Suisse doit bien sûr essayer de négocier une telle clause, mais sans se faire trop d’illusions, à en croire Olivier Feller (PLR/VD), qui a assisté en janvier dernier à Lausanne à un débat auquel participait l’ancien président de la Commission, José Manuel Barroso. Interrogé sur une telle clause, le Portugais a d’abord demandé qu’on la lui explique, puis a lâché: «Je souhaite bonne chance à la Suisse!» Ce qui fait dire à Olivier Feller: «Si la clause de sauvegarde signifie que l’immigration, y compris en provenance de l’UE, doit être stoppée lorsque celle-ci atteint un certain niveau, un tel mécanisme ne serait à mon sens pas compatible avec la libre circulation des personnes.»
En fait, cette clause de sauvegarde existe déjà dans l’accord sur la libre circulation signé avec l’UE. Son article 14 (alinéa 2) stipule que «le comité mixte se réunit en cas de sérieuses difficultés d’ordre économique ou social». Mais cette disposition n’est qu’une coquille vide, tant elle est sujette à interprétation. Les Suisses l’invoquent en s’inquiétant du fait qu’ils accueillent à eux seuls 10% de l’immigration européenne due à la libre circulation des personnes, soit beaucoup plus que la moyenne des pays de l’UE. Cela fait plutôt sourire du côté de Bruxelles, où l’on constate surtout que cette immigration dope le PIB helvétique.
Si l’UDC veut y croire, la grande majorité des parlementaires reste sceptique, à l’image d’Adèle Thorens (Les Verts/VD): «Je ne pense pas que l’UE acceptera, car elle ne voudra pas créer un précédent qui pourrait mettre son fonctionnement institutionnel en danger.»
4) Êtes-vous favorable à l’initiative RASA, qui veut biffer la nouvelle teneur de l’article constitutionnel 121a?
Lancée par un collectif de citoyens autour du professeur de droit constitutionnel Andreas Auer, l’initiative RASA (acronyme signifiant en français «Pour sortir de l’impasse») est sur le point d’aboutir et devrait être déposée en octobre prochain. Elle a déjà dépassé les 100 000 paraphes nécessaires. Sur le papier, c’est la manière la plus simple et rapide de régler le problème créé par la votation du 9 février, puisqu’elle abroge la nouvelle teneur de l’article constitution-nel 121a.
Qu’on veuille le reconnaître ou non, l’aboutissement si rapide de l’initiative change la donne du débat. «RASA est utile pour rééquilibrer le champ des forces politiques dans le dossier européen», note Jean-François Steiert (PS/FR). «C’est une grande chance. Cette stratégie du plan B est excellente, car elle exercera une énorme pression sur le Conseil fédéral», ajoute Roger Nordmann (PS/VD).
Mais les écueils à surmonter seront nombreux. De par son statut d’initiative, RASA modifie la Constitution et requiert donc la double majorité du peuple et des cantons. C’est là son principal handicap. Le 9 février 2014, pas moins de 17 cantons ont approuvé le texte de l’UDC «Contre l’immigration de masse». Pour le faire passer aux oubliettes, il faudrait qu’au moins cinq cantons changent d’avis, ce qui ne sera pas une sinécure. On peut classer les détracteurs de RASA en deux catégories principales. Il y a d’abord les gardiens de l’orthodoxie des droits populaires et de leurs lois non écrites. Ainsi, Roger Golay (MCG/GE) trouve «choquant» le fait de lancer si vite – après le 9 février 2014 – une initiative sans attendre la loi d’application qu’en proposera le Parlement: «C’est un abus de notre système démocratique.»
Sur ceux-ci se greffent ceux qui craignent que cette initiative ne fasse qu’empirer la situation. «Le peuple a horreur qu’on lui laisse penser qu’il puisse s’être trompé, note Yannick Buttet. On court le risque d’une confirmation du résultat de 2014», ce qui achèverait de paralyser la voie bilatérale. Dès lors, même à gauche, des voix s’élèvent en faveur d’une autre stratégie. «Il faut revenir devant le peuple, mais pas en arrière», insiste Carlo Sommaruga (PS/GE). Jacques-André Maire (PS/NE) privilégie donc un nouveau vote sous la forme d’un référendum sur la loi d’application de l’initiative UDC, soumis à la simple majorité du peuple.
Cela dit, même dans l’hypothèse où RASA annulerait l’initiative de l’UDC, la voie bilatérale n’en sera pas encore sauvée pour autant. Pour la dynamiser, l’UE exige une solution institutionnelle. Et c’est là que se jouera la bataille décisive. A droite, les nationalistes de l’UDC combattront «les juges étrangers». A gauche, on est persuadés que le peuple ne changera d’avis que si l’on renforce les mesures d’accompagnement. «Il sera impossible de gagner une votation sans un train de mesures pour lutter contre le dumping salarial, étendre l’offre de logements à loyers modérés et développer l’infrastructure des transports publics», soulignent en chœur Cesla Amarelle (PS/VD) et Didier Berberat (PS/NE).
Or, sur ce point cardinal pour la gauche, la droite ne montre aucun signe de compromis. Le secrétariat d’Etat à l’économie du ministre Johann Schneider-Ammann fait la sourde oreille, un signe très révélateur d’un profond clivage loin de se résorber.
5) En admettant que la voie bilatérale reste enlisée longtemps, quelle serait votre priorité si vous deviez choisir entre la voie solitaire («Alleingang») ou l’adhésion à l’UE?
Cette obligation de choisir entre «la peste et le choléra» pour de nombreux parlementaires sonne comme l’ultime tabou ou une provocation inutile. «Vos questions contiennent des affirmations tendancieuses, voire fausses», s’irrite Christian Lüscher (PLR/GE), qui a donc refusé d’y répondre.
Pour la plupart, le débat européen a perdu toute sa profondeur historique. Il ne se résume plus qu’à la défense pragmatique d’intérêts économiques. Même au Parti socialiste, qui a maintenu l’adhésion comme objectif à long terme, il ne reste plus que quelques europhiles. Roger Nordmann (PS/VD) est le plus convaincu d’entre eux. «L’adhésion reste la meilleure façon de défendre nos intérêts et de reconquérir cette souveraineté que nous avons perdue dans la voie bilatérale.» Beaucoup de ses camarades préfèrent ne plus se poser la question, tant elle n’est plus d’actualité: «Cela relève de la politique-fiction», estime Jean Christophe Schwaab (PS/VD).
Alleingang ou adhésion en cas de faillite des bilatérales, la question de fond embarrasse, et de nombreux parlementaires s’emploient donc à l’éviter. A l’UDC, on réfute déjà la notion de voie solitaire, «un terme de pure propagande», selon Yves Nidegger. Plus diplomate, Guy Parmelin (UDC/VD) joue la méthode Coué: «Je ne crois pas à un enlisement des relations entre la Suisse et l’UE dans la durée, car les deux parties ont intérêt à trouver des solutions, notamment nos pays voisins.»
Yannick Buttet (PDC/VS) balaie lui aussi ces deux options. «L’Alleingang n’est pas réaliste au XXIe siècle. Quant à l’adhésion, elle n’est pas à l’ordre du jour. L’UE est actuellement une locomotive lancée à pleine vitesse, mais sans mécanicien», déplore-t-il. «Il faudra forcément trouver une voie médiane», ajoute Anne Seydoux-Christe (PDC/JU).
Théoriquement, la Suisse doit mettre l’initiative de l’UDC en application d’ici à février 2017. Alors qu’il ne reste que dix-huit mois avant cette échéance, on ne distingue toujours pas la moindre solution à l’horizon. «Je préfère préserver la voie bilatérale tout en respectant la volonté populaire. L’un et l’autre ne sont pas incompatibles», assure Jacques Bourgeois (PLR/FR).
C’est peut-être le cas vu de Berne, mais pas à Bruxelles, qui estime que la Suisse veut une fois de plus le beurre, l’argent du beurre et même le sourire de la crémière. Dans la capitale européenne, on joue l’expectative en sachant une chose: le temps joue contre la Suisse.