Analyse. Face au choc durable de l’image du bambin Aylan, il faut en revenir à ce que disait Susan Sontag dans son essai si éclairant, «Devant la douleur des autres».
Il s’est bien sûr trouvé des commentaires sur la photographie du corps du petit Aylan qui estimaient que l’image passera, mais que la crise des migrants restera. C’est bien sûr le contraire qui adviendra: le problème de l’accueil des réfugiés s’atténuera bien un jour ou l’autre, à moyen ou long terme, que la solution vienne d’Europe ou de pays aujourd’hui en guerre. En revanche, l’image atroce de l’enfant échoué sans vie sur une plage de Bodrum, elle, restera. L’émotion planétaire qu’elle a suscitée l’a déjà imprimée au fer rouge dans notre imaginaire collectif, désormais prête à être convoquée lorsqu’on évoquera le drame des réfugiés de la guerre, demain, l’an prochain ou dans cinquante ans.
C’est ainsi que fonctionnent les photographies. Sans elles, pas ou peu de mémoire de l’histoire. Car le souvenir procède par arrêt sur image. Comme une citation, ou un proverbe, une image fixe est rapide, compacte, incisive: elle pénètre l’esprit comme une flèche. La matière grise garde en revanche moins bien les séquences, les images animées, plus flottantes et incertaines lorsqu’on tente de se remémorer un événement.
L’image qui balaie les autres
Pensez à la guerre d’Espagne: c’est le cliché de Robert Capa du soldat républicain fauché par une balle qui surgit. La guerre du Vietnam? La photo de Nick Ut de la petite fille brûlée au napalm. Mai 68? Une jeune fille juchée sur les épaules d’un autre manifestant, brandissant un drapeau telle La Liberté guidant le peuple de Delacroix. La conquête de la Lune? Une empreinte de botte sur le sol poudreux du satellite. Un événement majeur se condense toujours dans une image fixe, éloquente, frappante, qui parle pour toutes les autres, au point de les effacer tôt ou tard.
Il faut ici s’en remettre à Susan Sontag (1933-2004), la plus perspicace des essayistes qui se sont frottés à la photographie. Je l’avais rencontrée un jour de 2003, à Paris, à l’occasion de la sortie de son livre Devant la douleur des autres (Ed. Christian Bourgois). Susan Sontag y faisait un mea culpa. Elle avait longtemps cru, en particulier dans son célèbre essai Sur la photographie, qu’une exposition répétée aux images de l’horreur crée un phénomène d’engourdissement visuel. A force de voir l’effroyable, nous ne sommes plus effrayés. En particulier à une époque où les images nous tombent dessus par centaines, voire par milliers chaque jour.
Lorsqu’elle partageait le sort des habitants de Sarajevo pendant la guerre des Balkans, Susan Sontag s’était dit qu’elle avait eu tort. On ne s’habitue jamais au spectacle de l’horreur. Pas d’accoutumance possible. La grande dame américaine avait pris un exemple: «L’iconographie de Jésus sur la croix. Les représentations de la crucifixion ne sont jamais banales pour les croyants. Ils n’entrent jamais dans une église en se faisant la remarque: «Ah! encore cette image terrible, je commence à en avoir assez!» Il est vrai que l’on peut s’habituer à l’horreur dans la vie. Mais il y a toujours des cas où être confronté à ce qui choque ou provoque l’effroi n’épuise pas l’émotion. Il faut toujours se rappeler que les images n’obéissent pas aux mêmes règles que la vie réelle.»
Conjonction d’événements
Par là, Susan Sontag entendait que l’impact durable d’une photo n’est jamais dû à elle seule. Cet impact est amplifié par ce qui entoure l’image, son contexte de réception, le moment de son apparition, l’endroit où se situe le spectateur d’une telle photographie. Dans le cas du cliché du petit Syrien noyé, diffusé par l’AFP mercredi 2 septembre en fin de journée, le choc émotionnel a été d’autant plus grand que la crise des migrants était alors présente à l’esprit de chacun. Angela Merkel venait de parler des valeurs morales de l’Europe. Les dirigeants du Vieux Continent s’écharpaient déjà sur les mesures, plutôt l’absence de mesures, à prendre. Soudain, une image choquante a précipité cette actualité dans un unique cadre fixe, balayant les autres témoignages visuels du drame des réfugiés, s’imposant au vu et au su de tous parce que le moment s’y prêtait particulièrement bien.
En Europe. Car le pouvoir perturbateur de l’image de la photojournaliste turque Nilüfer Demir a été moindre outre-Atlantique, ou au Moyen-Orient, les uns étant moins concernés par la tragédie des migrants, les autres sachant très bien ce que produit la guerre au quotidien. Tout récepteur d’une photo se trouve dans un lieu donné. Et l’interprète selon ses propres informations, expériences et culture.
J’avais posé à Susan Sontag la question du pouvoir de conviction et d’émotion de l’écriture, par rapport à celui de la photographie. Cette héroïne de la littérature de combat m’avait répondu que les deux n’étaient pas comparables. Elle venait alors de terminer un livre de Jean Hatzfeld sur le génocide au Rwanda. Elle avait été saisie par la justesse de ce témoignage sur la nature du mal humain. Mais Susan Sontag avouait être toujours incapable de se rendre dans une exposition qui montrerait les photographies de Noirs lynchés dans le sud des Etats-Unis au début du XXe siècle. Ou des images de camps de concentration. Ou de regarder longtemps la photo – alors récente – d’un fringant soldat serbe donnant un coup de pied dans la tête d’une femme musulmane, agonisante.
«La vision de certaines images reste avec le temps insoutenable, remarquait Susan Sontag. Mais ces photos sont nécessaires. Elles sont comme des memento mori qui nous soufflent: voyez ce que les humains sont capables de faire, souvent avec enthousiasme. N’oubliez pas.»
«Qui est responsable?»
«Laissons ces images nous hanter», écrivait Susan Sontag en conclusion de son essai Devant la douleur des autres. Ces photos, poursuivait l’essayiste, nous invitent «à prêter attention, à réfléchir, à apprendre, à examiner les rationalisations par lesquelles les pouvoirs établis justifient la souffrance massive. A qui doit-on ce que l’image montre? Qui est responsable? Est-ce excusable? Etait-ce inévitable? Y a-t-il un état des choses que nous avons accepté jusqu’à présent et qu’il faille désormais contester? La frustration que l’on éprouve à ne rien pouvoir faire face à ce que les images montrent peut se traduire en une accusation contre l’indécence qu’il y a à regarder ces images, ou l’indécence des procédés employés pour les diffuser, qui les font volontiers voisiner avec des publicités pour crèmes hydratantes, antalgiques ou monospaces. Si nous pouvions faire quelque chose face à ce que les images montrent, nous ne nous sentirions peut-être pas aussi concernés par ces questions.»