Trajectoire. Ouvert en 1985 après bien des batailles, le Centre culturel suisse de Paris inaugure le 18 septembre une exposition-anniversaire de trois mois, consacrée à la performance. Les choix de la direction restent critiqués.
Antoine Menusier Paris
«Ce qu’il y a de suisse? Les murs sont blancs, tout est propre, apaisant.» En visite à la librairie du Centre culturel suisse de Paris (CCSP), 32, rue des FrancsBourgeois, dans le Marais, ce couple d’autochtones apprécie la sérénité helvétique des lieux. «A l’intérieur, nous passons plusieurs fois par an la peinture sur les taches laissées par les visiteurs», apprend-on d’une employée du centre. Lequel fête ses 30 ans. Un événement. Une enveloppe exceptionnelle de 600 000 francs a été consentie pour l’occasion, prise sur le budget ordinaire de 1,9 million de francs.
Le 18 septembre aura lieu la journée d’anniversaire, en présence, notamment, d’Alain Berset, chef du Département fédéral de l’intérieur, chargé de la culture, et de l’ex-conseiller d’Etat genevois Charles Beer, président de la fondation Pro Helvetia, l’organe de tutelle du CCSP. La présence culturelle suisse à Paris, expérience unique en son genre, pourrait faire des émules dans d’autres capitales. «Forte du soutien du Conseil fédéral et des Chambres, Pro Helvetia entend développer un nouveau modèle de diffusion de la culture suisse dans les métropoles européennes, Londres et Berlin étant deux objectifs majeurs, indique Charles Beer. Ces structures ne disposeront pas de lieux de manifestation propres, mais d’un mode de fonctionnement léger et flexible.» En clair: des édifices démontables à l’approche du premier coup de vent budgétaire.
Pour l’heure, tous les feux sont braqués sur Paris. Chacun s’affaire avant la journée du 18, qui coïncidera avec l’inauguration d’une exposition préparée de longue date, intitulée PerformanceProcess et mêlant les arts plastiques, la danse, le théâtre et la vidéo. Elle «propose une approche subjective de la performance en Suisse de 1960 à 2015», lit-on dans la revue Le phare, éditée par le CCSP. Le duo dirigeant du centre, Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser, l’a voulue «ancrée dans le présent». Aux côtés de figures établies, comme Dieter Meier ou John Armleder, et de quelques morts, dont Jean Tinguely, elle fait appel à des «jeunes», tels la Bernoise Gisela Hochuli, Prix suisse de la performance 2014, ou le Genevois Gregory Stauffer. En tout, 46 artistes pour 40 spectacles joués une centaine de fois dans l’espace de représentation du centre, au 38 de la rue des Francs-Bourgeois, entièrement réaménagé à cette fin. Le 11 décembre, deux semaines avant Noël, paraîtra un livre de 444 pages, 30 ans du CCS à Paris (coédition Noir sur Blanc et Centre culturel suisse), retraçant l’histoire du centre – en restituera-t-il toutes les charnières et aspérités?
Virage art contemporain
Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser, proches par le travail et par l’âge – ils ont 49 et 52 ans –, s’apprêtent à vivre un «sommet» dans leur carrière d’animateurs culturels, entamée en 1994 à Genève sous le label Attitudes. Succédant en 2008 au Fribourgeois Michel Ritter, décédé en 2007, ils incarnent le virage art contemporain pris en son temps déjà par leur prédécesseur. Ils se savent observés et soumis à la critique en raison de leurs choix artistiques.
En 1985, quand le Centre culturel suisse ouvre à Paris, l’art contemporain ne tient pas encore le haut du pavé et personne ne parle de centre. Pour tous, c’est Poussepin, du nom d’un ancien propriétaire de ce qui fut un hôtel particulier datant du XVIIe siècle et devient désormais une vitrine des artistes suisses. Poussepin a pourtant failli ne jamais exister.
Avant même sa naissance mouvementée, ce fut un projet dont les premiers témoins n’imaginaient probablement pas qu’il atteindrait ce degré de réalisation. Daniel Jeannet, qui fit partie de la première équipe de direction du centre, de 1985 à 1986, et en tint seul les rênes de 1991 à 2002, est l’un d’eux. «Au tournant des années 60 et 70, la Suisse accordait très peu d’argent à la promotion culturelle à l’étranger, quand l’Italie et surtout la France en consacraient beaucoup plus, raconte l’ancien directeur, qui habite toujours à Paris, où il travaille à l’écriture d’une histoire du théâtre en Suisse romande. En 1975, un rapport, dit Rapport Clottu, fait des recommandations à Pro Helvetia, l’invitant à se déployer davantage hors des frontières suisses. La fondation va soutenir les projets parisiens d’une jeune actrice et metteuse en scène, Irène Lambelet, de l’Orbe-Théâtre. C’est l’époque du théâtre expérimental, qui casse les codes classiques et se rattache aux idées gauchistes alors en vogue.»
Cette présence helvétique à Paris n’est encore que ponctuelle. En 1981, le spectacle Max Frisch: Journal 1-3, monté par Richard Dindo à l’Odéon, rencontre le succès. Pas de doute, la culture suisse a un coup à jouer, et pas qu’occasionnellement. Pro Helvetia décide d’installer une antenne permanente dans la capitale française. «En 1982, poursuit Daniel Jeannet, la fondation prend l’initiative d’acheter le rez-de-chaussée de l’hôtel Poussepin et un hangar d’artisan attenant.» Pas si vite!
Un argument qui fait mouche
Prudent, le conseiller fédéral chargé de la Culture, le Lucernois Alphons Egli, un démocrate-chrétien, met son veto à cet achat et demande à Pro Helvetia de se cantonner à son activité de distributeur de subventions. Le professeur d’histoire Roland Ruffieux craint, lui, pour la paix confédérale: les Suisses alémaniques pourraient prendre ombrage de cette acquisition parisienne, une fleur faite aux Romands – cette crainte se révélera infondée. La situation est donc bloquée.
C’est à ce moment que L’Hebdo et son rédacteur en chef de l’époque, Jacques Pilet, entrent en jeu. Dans son édition du 3 mars 1983, le magazine supracantonal, créé deux ans plus tôt, lance une souscription publique pour récolter 700 000 francs, le prix estimé de Poussepin. «Les Romands ont certes des raisons particulières de souhaiter un tel lien avec la France, mais tous les créateurs suisses ont intérêt à ce qu’un tel espace s’ouvre, qui leur permette de se confronter et de dialoguer avec des artistes du monde entier», écrit L’Hebdo. Qui sort ensuite l’affaire du tapis de l’ambassade de Suisse à Paris, acheté 350 000 francs: et l’on mégote pour les 700 000 francs (en réalité 650 000) de Poussepin? L’argument fait mouche. «C’était un peu démago de notre part», confie, avec le recul, Jacques Pilet. En 1985, jour de l’inauguration du CCSP, Alphons Egli est présent et, beau joueur, il a ce mot que rappelle Daniel Jeannet: «C’est enfin l’occasion d’offrir à Pro Helvetia une chambre de bonne à Paris.»
De belles empoignades
La chambre de bonne accueille aujourd’hui 40 000 visiteurs par an, selon Charles Beer. «Les directeurs du centre ont toute ma confiance», dit-il. Pour autant, ils ne font pas l’unanimité. Jacques Pilet leur reproche leur conception «trop stricte du mot culture». «L’époque est demandeuse de débats politiques, sociologiques, historiques, toutes choses qui participent aussi de la culture et qui sont malheureusement absentes du CCSP, regrette-t-il. Nous célébrons cette année les 500 ans de la bataille de Marignan, il aurait été intéressant d’organiser dans les locaux du centre une rencontre entre des historiens français et suisses. Pourquoi ne pas inviter les philosophes Michel Onfray et Luc Ferry à débattre sur certains sujets avec d’autres intellectuels?» Les directeurs rétorquent: «Le débat pour le débat, cela n’entre pas dans notre mandat. Au CCSP, l’œuvre est première, c’est par elle que le monde est interrogé.» Mais il y a sans doute des limites à l’interrogation.
Le scandale provoqué fin 2004 par l’exposition Swiss-Swiss Democracy, de Thomas Hirschhorn, a laissé des traces. Elle était une charge contre la Suisse blochérienne mais fut perçue comme une manifestation antihelvétique par la quasitotalité des partis et des médias, soucieux à l’époque de ne pas laisser à l’UDC conquérante le monopole du patriotisme. «L’exposition Hirschhorn a engendré une grosse polémique? Mais tant mieux! Il est bon que ce centre suscite aussi ce genre de controverse», soutient Jacques Pilet. La politique, ce ne sont que des ennuis, semble au contraire penser le CCSP. Qui sait? Le programme des 30 ans réserve peut-être de belles empoignades.