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Respect et porte-monnaie: osons une vraie réforme de Dublin!

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Jeudi, 17 Septembre, 2015 - 05:54

Essai. La situation actuelle rend indispensable une révision du droit d’asile en Europe. L’occasion de réaffirmer les valeurs libérales européennes, avec la Suisse comme initiatrice.

Johan Rochel

La justice et l’efficacité peuvent-elles se faire sur le dos des acteurs concernés? Peut-on imaginer un droit du mariage contre les mariés ou un droit du bail contre les locataires et les propriétaires? Absurde, et pourtant personne ne s’étonne qu’un droit d’asile qui fonctionne systématiquement contre les personnes demandant refuge et contre les Etats impliqués ne puisse être ni juste ni efficace. S’il est porté par un objectif tout à fait convenable – une demande par personne cherchant protection –, le système de Dublin est miné de l’intérieur par son syndrome Zalando*. Face à ce défi, les quotas obligatoires indiquent la voie à suivre, sans oser une réforme en profondeur. Bonne nouvelle: cette réforme passera par un retour aux valeurs libérales européennes et la Suisse pourrait y jouer un rôle de pionnière.

Le système de Dublin, c’est avant tout la prise de conscience que l’Europe doit se percevoir et s’organiser comme un espace commun de protection. Dans un espace sans frontière intérieure, il est devenu impossible que chaque Etat fasse sa petite cuisine nationale en bricolant des statuts de protection. De là découle le principe clé de Dublin: la demande unique. Chaque demandeur d’asile devrait avoir la possibilité de déposer une, et une seule, demande. Dans l’idéal, cette demande unique serait examinée selon des standards satisfaisants partout en Europe. Ce premier principe fait largement écho au système fédéral suisse: les requérants d’asile ne peuvent pas tenter leur chance à Genève-Cointrin puis à Vallorbe et finalement à Chiasso. Ils déposent une seule demande auprès de la Confédération, tout en étant ensuite hébergés dans un canton.

Damnation géographique

Ce premier principe appelle immédiatement la question de la compétence: quel Etat est compétent pour évaluer une demande d’asile? Avant la discussion sur des quotas obligatoires, c’était les (mal) chances de la géographie qui réglaient cette question des compétences. Sans surprise, et malgré un soutien financier et logistique des autres Etats, l’Italie, la Grèce et les autres pays aux frontières extérieures goûtent peu à cette clé de répartition géographique. Il est intéressant de noter qu’on ne saurait plaider la surprise: la Cour européenne des droits de l’homme a ordonné l’arrêt des renvois Dublin vers la Grèce en 2011 déjà. Motif: risques de traitements inacceptables. Le système possède ses garde-fous ad hoc, encore faut-il accepter d’y prêter attention.

Si Dublin travaille contre certains de ses Etats membres, son dysfonctionnement est encore plus patent pour les requérants d’asile. Même si les quotas les libèrent d’un blocage prolongé dans les pays frontières, les requérants continueront à être soumis au syndrome Zalando et à sa damnation géographique. A la manière de vos chaussures ou de vos pantalons, les requérants d’asile seront envoyés vers l’un ou l’autre Etat de manière plus ou moins arbitraire. Ma grand-mère dirait qu’on les transbahute. Et lorsqu’on transbahute, il n’y a aucune place pour l’autonomie et la prise en compte des intérêts des requérants d’asile. Qui s’en étonne: avez-vous déjà demandé à une chemise mal ajustée ce qu’elle pensait de son renvoi?

Les valeurs européennes

Comment dépasser le constat d’un profond dysfonctionnement tant au niveau des Etats qu’au niveau des requérants? La réponse se décline à travers les valeurs européennes: la liberté, l’autonomie et la prise en considération. Ne devrait-on pas supposer que, si un requérant d’asile veut tenter sa chance dans un Etat spécifique, c’est qu’il estime avoir là-bas de meilleures chances de poursuivre ses objectifs? Pour le pays d’accueil, et pour le système de Dublin dans son ensemble, reconnaître la pertinence de ces intérêts favorise l’intégration et renforce l’acceptabilité du système. Peu à peu, un système plus juste et efficace prend forme. Notre objectif devrait donc être de plaider pour la création d’un espace de liberté et d’autonomie pour les requérants d’asile au cœur du régime de Dublin. Il s’agit d’offrir aux principaux intéressés une possibilité de faire valoir leurs intérêts tout en sauvegardant le principe fondamental de la demande unique.

Pour atteindre cet objectif, il faut ajouter un nouveau principe d’autonomie et travailler les Etats au porte-monnaie. D’une part, chaque requérant d’asile arrivant en Europe formulerait une demande précisant le pays où il aimerait voir son dossier traité. Sa demande devrait contenir une justification portant sur d’éventuels liens familiaux, sur la présence de soutien par des contacts personnels ou sur une perspective de travail. Le régime actuel contient déjà l’esquisse de cette approche avec la clause familiale, qui permet de voir une demande d’asile traitée par le pays où des membres de la famille séjournent déjà. Cette présence familiale est gage de soutien et de meilleure intégration. A l’avantage du système lui-même, les intérêts des migrants sont ainsi pris en considération.

En parallèle à ce principe d’autonomie, un fonds financier européen serait par ailleurs créé pour concrétiser l’ambition de solidarité. L’esquisse d’un tel fonds existe déjà avec le Fonds asile, migration et intégration, doté pour la période 2014-2020 de 265 millions d’euros. Ce fonds serait alimenté par les Etats au prorata des demandes traitées. Une première clé de répartition permettrait d’établir la part qu’on doit légitimement attendre de chaque Etat. Cette part peut se calculer sur plusieurs critères, avec par exemple une matrice mélangeant différents critères de capacité économique (par exemple mesure du PIB, taux de chômage, endettement public). A l’autre bout de la chaîne, chaque demande d’asile serait indemnisée sous forme de forfait fixé d’avance. Cette idée est déjà réalité en Suisse, où les cantons et les communes reçoivent une somme-forfait pour l’accueil d’un requérant. Sur cette base, l’Etat qui traite moins de demandes que prévu par la clé de répartition devrait verser plus dans la caisse commune. A l’inverse, les bons élèves sont récompensés. Les bases d’un cercle vertueux sont posées.

Travailler le porte-monnaie

Dans ce système de Dublin plus, les requérants d’asile et les Etats d’accueil peuvent faire valoir leurs intérêts. La négociation et la conciliation de ces intérêts parfois divergents passent par l’un des meilleurs arbitres qui soit: le porte-monnaie. Mais comment éviter que les requérants d’asile choisissent tous certains Etats pour traiter leur demande? Plusieurs mesures pourraient prévenir une concentration exagérée sur ces Etats-là. Nota bene: quelle serait la différence avec la situation actuelle, si ce n’est que cette concentration porterait certainement sur des Etats plus solides que la Grèce? Premièrement, le Fonds européen de solidarité devrait être suffisamment doté pour qu’il devienne financièrement intéressant de traiter des demandes d’asile. Une sorte de compétition positive sur les conditions d’accueil pourrait se mettre en place. Et, comme certaines régions suisses ont vu un intérêt économique et politique à accueillir les futurs centres de requérants d’asile, pourquoi ne pas imaginer que certains Etats européens deviennent des champions de l’accueil en vue de renflouer leurs finances publiques? On peut imaginer manière moins honnête de remplir ses caisses. Deuxièmement, le rôle des diasporas déjà existantes doit être exploité de manière plus constructive. Ces réseaux exercent aujourd’hui déjà une influence très importante sur la poursuite du voyage, régulière ou non, dans la zone Dublin. Les considérer comme des partenaires à part entière participerait de l’efficacité du régime. Troisièmement, en cas d’affluence massive vers certains pays, les requérants seraient redirigés vers leur destination de deuxième ou troisième choix.

L’opportunité d’un avenir humanitaire

Comparée aux blocages actuels, cette réforme libérale du système de Dublin aurait l’immense avantage de remettre au cœur de la discussion la prise en compte des intérêts des demandeurs d’asile. Qui est mieux placée que la Suisse, gardienne d’une tradition d’asile qu’il faut dépoussiérer, pour proposer cette réforme constructive? Lors de sa visite, Angela Merkel elle-même a rappelé que le système suisse pouvait inspirer des réformes européennes. Qu’attendons-nous pour présenter un plan de réforme Dublin plus et inviter nos partenaires européens à en débattre sur les rives du Léman? Grâce à notre expérience fédérale mêlant clé de répartition, financement régional et péréquation financière, la Suisse peut se profiler auprès de ses partenaires européens comme source d’inspiration. Comme si souvent en matière de migration, la Suisse aurait alors l’occasion de faire coïncider cohérence avec ses valeurs libérales, respect d’une histoire riche d’enseignements et poursuite de ses intérêts bien compris.

* Le syndrome Zalando consiste à considérer les migrants comme une marchandise dont on doit régler le flux. L’autonomie et la liberté des individus sont niées, ils deviennent de simples paquets.


L’auteur
Johan Rochel

Blogueur à L’Hebdo et vice-président du think-tank foraus - Forum de politique étrangère. Membre associé du centre d’éthique de l’Université de Zurich et chercheur en droit à l’Université de Fribourg, il travaille sur la politique d’immigration de l’Union européenne, à la jonction de la philosophie politique et du droit européen. Il vient de publier un essai intitulé La Suisse et l’Autre: plaidoyer pour une Suisse libérale (Ed. Slatkine). Ce texte est un extrait de cet essai.

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