Reportage. De plus en plus d’artistes, de cinéastes et d’écrivains fuient la Grande Pomme pour s’installer à Detroit ou à Los Angeles. Dans le même temps, la ville se transforme en Silicon Valley de la côte est, notamment avec la création d’un campus technologique sur une île au large de Manhattan.
Dossier Clément Bürge et Julie Zaugg
Dans les années 2000, Bedford Avenue était le cœur du quartier le plus créatif de New York. Voire de la planète. Ecrivains, journalistes, photographes et autres jeunes artistes se massaient le long de cette artère bordée de maisons patriciennes qui traverse Williamsburg, au nord de Brooklyn. Ils traînaient dans les bars et les cafés du coin pour parler de leur dernier projet artistique. Ils fréquentaient les soirées délirantes qui s’organisaient au pied levé dans les énormes entrepôts industriels désaffectés de la région. Williamsburg était devenu un refuge bohème pour les créatifs, chassés de Manhattan par le prix des loyers.
Aujourd’hui, l’atmosphère a changé. Un Dunkin’Donuts à la devanture ornée d’un faux revêtement en bois occupe un coin du mythique croisement entre Bedford Avenue et 7th Street. En face, un Apple Store est en construction, non loin du tout nouveau Whole Foods, un supermarché de luxe. Les traders de Wall Street et autres Mad Men ont remplacé les photographes et musiciens. Ils vivent dans d’immenses tours de verre qui ont pris la place des petites maisons colorées et des entrepôts de briques rouges d’antan. La dernière oasis créative de New York est en train de sombrer.
Pour beaucoup, la fin du quartier n’est pas un phénomène isolé: New York, dans son ensemble, serait en train de perdre son âme créatrice et artistique, cette identité à la fois rebelle, enivrante et décalée sur laquelle il a bâti toute sa réputation, son mythe. Dans une série d’interviews et d’essais publiés ces derniers mois, les icônes new-yorkaises que sont la chanteuse Patti Smith, la productrice et actrice Lena Dunham ou encore le musicien Moby encouragent leurs jeunes successeurs à quitter Gotham.
Car le New York d’aujourd’hui est radicalement différent de celui d’autrefois. Installé dans une petite pièce de son atelier remplie de VHS et décorée d’une vétuste carte du monde, Bernard Tschumi, le célèbre architecte suisse établi à New York, se rappelle du chaos et de l’énergie qui y régnaient il y a quarante ans. «Quand je suis arrivé, la ville était comme abandonnée, dit-il, d’un air songeur. Elle était au bord de la faillite et il y avait des espaces vides partout. On trouvait des lofts de 400 mètres carrés pour 200 dollars par mois.»
Le New York d’Andy Warhol
New York était alors un terreau fertile pour les artistes. «Tout le monde pouvait s’y improviser une vie, on n’avait pas besoin de grand-chose pour survivre, explique l’architecte, tout de blanc vêtu, si ce n’est une écharpe pourpre. La vie culturelle était intense: beaucoup de gens organisaient des soirées ou des spectacles dans de vieux bâtiments ou sur des toits. Les artistes allaient chercher des matériaux dans la rue pour créer leurs œuvres.»
1975, c’est aussi l’année où 1645 personnes ont été assassinées, où nul ne sortait sans mugging money, 20 dollars à donner en cas de braquage. Mais, au milieu des quartiers ravagés par le crime et la pauvreté, l’explosion créative née une décennie plut tôt prenait son envol. C’était le New York d’Andy Warhol, de Jean-Michel Basquiat, de Mark Rothko, de Keith Haring.
Rien, cependant, n’était acquis. Au fil des ans, un phénomène similaire s’est déroulé dans chacun des quartiers de Manhattan: des artistes s’installaient dans de grands espaces bon marché et délabrés, une poignée de cafés et de magasins voyaient le jour et le prix des loyers augmentait, chassant la classe créative dans le bloc d’à côté – un processus surnommé gentrification. Le West Village, SoHo, le Meatpacking District, le Lower East Side, tous ont connu ce sort. «New York se métamorphose constamment, explique Bernard Tschumi. Le changement fait partie de son ADN, c’est presque un organisme vivant.» Une fois tous les recoins de Manhattan explorés, les jeunes créatifs ont traversé l’East River pour tenter leur chance à Brooklyn.
Oliver Ackermann, le leader du groupe A Place To Bury Strangers, est l’un des pionniers du mouvement d’artistes qui a colonisé Williamsburg. C’était en 2002. «On avait un véritable sentiment de liberté», se rappelle le rockeur aux cheveux longs attablé devant une bière dans un bar sombre. Le musicien et son groupe ont loué un entrepôt et l’ont transformé en salle de concert et studio d’enregistrement DIY, nommé Death By Audio. «L’endroit était énorme et bon marché, se souvient-il. L’atmosphère du quartier était magique. Il y avait une telle concentration d’artistes dans un même lieu de vie… On faisait des choses folles, comme installer une patinoire dans un entrepôt le temps d’une soirée.»
Une mort artistique
La situation a petit à petit changé. Le loyer de Death By Audio est passé de 2700 à 15 000 dollars par mois entre 2002 et 2014. «Les espaces créatifs ferment les uns après les autres, soupire Oliver Ackermann. Je ne compte plus les restaurants de luxe qui les ont remplacés. Ce quartier est mort.» Le légendaire espace qu’il a créé à Williamsburg a fermé ses portes le 22 novembre 2014, terrassé par la hausse de loyer.
Aujourd’hui, beaucoup s’interrogent: Williamsburg restera-t-il le dernier quartier à avoir abrité la classe créative new-yorkaise? Lawrence Levine, un cinéaste de 39 ans qui fait partie de l’équipe de Lena Dunham et qui prépare un documentaire sur la mort artistique de New York, le craint. «La ville dans son ensemble est devenue plus corporate, moins sauvage, glisse le grand brun, écœuré. Aujourd’hui, tout est plus réglementé. Les autorités sont devenues paranoïaques pour tout ce qui touche à la sécurité ou à la drogue. Manhattan, le cœur de la ville, est devenu un Disneyland pour les gosses de riche.»
Comment expliquer ce changement? Pour beaucoup, le 11 septembre a radicalement transformé la ville, la rendant plus sensible aux questions sécuritaires. «A cela, il faut ajouter la vision des maires Rudolph Giuliani puis Michael Bloomberg, qui ont mis en place une série de politiques publiques urgentistes, affirme le cinéaste. Les autorités se comportent comme si la ville était en permanence en état d’urgence. Michael Bloomberg s’est même fait réélire pour un troisième mandat alors que la loi l’en empêchait!» En parallèle, la baisse de la criminalité a permis à New York de se convertir en pôle économique.
L’autre coupable est la hausse des loyers. «Cela a tué l’âme artistique de la ville», estime John Wray, un écrivain de 43 ans, en sirotant un caffè latte dans un bistrot de Brooklyn. En 2015, le loyer moyen sur Manhattan a atteint pour la première fois de son histoire le chiffre de 4100 dollars par mois. Dans certains quartiers de Brooklyn, comme Dumbo ou Fort Greene, le prix des locations a augmenté de 20, voire de 40% en 2015.
«New York a perdu son statut d’incubateur, estime John Wray. Il n’est plus le lieu où l’on vient pour percer, mais celui où l’on vient une fois qu’on a déjà fait ses preuves ailleurs.» Les gens créatifs qui restent «sont plus avancés dans leur carrière, plus âgés aussi, poursuit-il. Cela signifie qu’il y a moins de mélanges entre les gens, moins de pollinisation croisée entre les arts.»
La ville a aussi perdu de sa diversité. «Le coût de la vie a découragé la prise de risques et restreint la variété des profils, souligne l’écrivain. Il y a une homogénéisation par le haut. Dans mon quartier, tout le monde travaille dans la finance, l’immobilier ou la publicité. Cette uniformité est mauvaise pour l’art, cela le rend stérile.»
Irremplaçable
Aujourd’hui, New York est devenu tellement difficile à vivre que de plus en plus de membres de la classe créative s’exilent. En ce moment, Detroit est sur toutes les lèvres. Les loyers de Motor Town font partie des moins chers aux Etats-Unis. Le Galapagos Art Space, une légendaire galerie née à Brooklyn, y a récemment déménagé «parce que New York est devenu trop cher et qu’un artiste ne peut pas peindre uniquement la nuit dans sa cuisine», écrit-il sur son site web.
D’autres évoquent La Nouvelle-Orléans, en plein regain d’énergie depuis Katrina, ou Portland, où se pressent les hipsters. Mais la ville qui attire le plus de jeunes créatifs est désormais Los Angeles. De l’espace en abondance, des loyers décents et une importante concentration d’artistes en ont fait le grand favori pour accueillir ceux qui quittent New York. Le dernier album de Moby est entièrement inspiré par son récent déménagement à Los Angeles. Lawrence Levine aussi s’y est installé. Reste que, pour lui, la Grande Pomme est irremplaçable. «Los Angeles est plus terre à terre, fait-il remarquer. Il y a moins de folie.»
Helene Winer, la fondatrice de Metro Pictures, une mythique galerie d’art new-yorkaise, est également convaincue que la ville est unique. Vêtue d’une blouse blanche et de grandes lunettes de soleil, cette femme de 69 ans respire le chic de Chelsea, le quartier des galeristes. «Tous les plus grands artistes sont ici. New York reste le lieu où l’on se rend quand on veut – ou qu’on va – réussir.» Même si les conditions sont de plus en plus difficiles pour les jeunes artistes, «le milieu new-yorkais de l’art a tellement crû depuis les années 60 ou 70 qu’il y a plus d’argent et plus de soutien pour eux», analyse la galeriste. Elle vient d’ailleurs d’acheter un bâtiment à Bedford-Stuyvesant, un quartier reculé de Brooklyn, pour y héberger de jeunes artistes. «Ce genre de coup de pouce était bien plus rare à l’époque», souligne-t-elle.
Bernard Tschumi croit que la ville va finir par prendre conscience de ses excès. «Je pense que New York commence à voir qu’elle est devenue une ville d’argent, dit-il. L’élection du maire Bill de Blasio, un politicien de gauche, est un premier signe qu’elle ne se laissera pas faire.» Si New York doit tomber, ce ne sera pas sans avoir livré un épique dernier combat.
Un campus technologique au cŒur de la Grande pomme
New York va former des ingénieurs et des informaticiens sur une île au large de Manhattan. Cela va lui permettre de mieux rivaliser avec la Silicon Valley.
La cabine rouge du téléphérique s’élève au-dessus de la marée de taxis jaunes puis va se poser sur Roosevelt Island, une étroite bande de terre coincée entre Manhattan et le Queens. Longue de 3 km 200, elle ressemble à une paisible banlieue avec son parc bordé de tilleuls où s’ébattent des oies et sa rue principale ornée d’une église de briques rouges. C’est ici que l’Université Cornell a choisi d’implanter son tout nouveau campus technologique, en partenariat avec l’institut israélien Technion.
Ce campus, qui hébergera 2000 étudiants, sera terminé en 2043, mais les premiers enseignements y seront donnés dès 2017. «L’accent sera mis sur la résolution de défis tirés du monde réel, relève Jovana Rizzo, porte-parole de l’Université Cornell. Les étudiants développeront des idées et des prototypes pour les entreprises avec qui nous collaborons, comme AOL, Bloomberg, eBay, Google, IMAX, LinkedIn ou Qualcomm.» Certaines fourniront des mentors aux étudiants.
Le curriculum reflétera cet esprit entrepreneurial, puisque la nouvelle institution formera à la fois des ingénieurs et des économistes. «Ils suivront un tiers de leurs cours ensemble», précise la porte-parole. L’architecture du complexe a été pensée pour favoriser les interactions, sur le modèle de l’écosystème qui s’est formé autour de Stanford et de la Silicon Valley. Un bâtiment baptisé The Bridge formera le cœur du campus. Tout en verre et doté de nombreux espaces communs, il hébergera à la fois des étudiants, des start-up et les filiales de grands groupes comme Facebook ou Google.
Cornell Tech est une pièce maîtresse de la transformation de la Grande Pomme en hub technologique. «Le nouveau campus va agir comme un aimant pour attirer des acteurs clés du secteur de la tech et des partenaires commerciaux venus du monde entier, souligne Jovana Rizzo. Il permettra aussi d’accroître le pool de talents à disposition de l’industrie locale.» Les enseignements proposés reflètent les points forts de la place new-yorkaise. Les étudiants de Cornell Tech pourront par exemple suivre un programme consacré au big data en médecine ou à la connectivité des médias.
Gastronomie de rue
Chaque samedi, Williamsburg accueille un immense marché consacré à l’expérimentation culinaire. Le sucré-salé, l’Orient et l’Occident ainsi que la terre et la mer y forment un joyeux méli-mélo de couleurs et de saveurs.
La queue fait près de 50 mètres de long. Ceux qui ont eu la patience d’attendre repartent avec un steak haché entre deux rondelles de nouilles japonaises agglomérées. La réputation du Ramen Burger est telle qu’il figure désormais dans les guides touristiques. Mais ce n’est que l’une des folles créations culinaires vendues au Smorgasburg, un marché en plein air, fait de petits étals vendant des mets qui oscillent entre la haute gastronomie et la nourriture de rue, au cœur de Williamsburg, face au skyline de Manhattan.
Un sandwich au Schnitzel avec du gorgonzola et des cerises vinaigrées, des cupcakes au bacon et au sirop d’érable ou des rouleaux de printemps philippins aux champignons truffés font partie des plats qu’on y trouve. Même les Suisses y sont représentés, avec un stand écoulant des saucisses de Saint-Gall. «Les vendeurs qui ont le plus de succès sont ceux qui ont choisi de se concentrer sur un seul aliment, comme le Ramen Burger, ou ceux qui opèrent une fusion entre deux cultures, comme les Asia dogs, des hot-dogs surmontés de garnitures asiatiques», explique Jonathan Butler, l’un des cofondateurs du marché.
Cet ancien financier de Wall Street, qui a aussi créé un blog immobilier et un marché aux puces, a lancé le Smorgasburg en 2011 avec Eric Demby, ancien journaliste et auteur de discours politiques. Il se tient désormais dans trois lieux à Brooklyn et un dans le Queens. Un partenariat conclu avec Whole Foods permet à certains vendeurs d’écouler leurs créations dans les rayons du supermarché bio.
Une cuisine industrielle dans le quartier de Crown Heights sert en outre d’incubateur pour les cuisiniers en herbe. Les plus talentueux ont droit à une audition avec les deux fondateurs du marché. «Le Smorgasburg est devenu une plateforme qui permet aux nouveaux restaurateurs de tester leur offre avant d’ouvrir une vraie enseigne», commente Jonathan Butler. Le marché compte plusieurs success stories, à l’image de Mighty Quinn, un étal à BBQ qui a ouvert une échoppe dans l’East Village après avoir d’abord fait connaître ses viandes grillées au Smorgasburg.
L’humanité au coin du bitume
Une série de photos raconte le quotidien des New-Yorkais avec une étonnante simplicité. Sur l’internet, elle est devenue culte, chaque nouveau cliché générant des milliers de commentaires.
Le garçon vêtu d’un gilet turquoise et d’un polo blanc, assis sur des marches d’escalier, semble à peine sorti de l’enfance. Il a la tête baissée, ne regarde pas la caméra. On dirait qu’il vient de pleurer. «Je suis homosexuel et j’ai peur de l’avenir, que les gens ne m’aiment pas», dit la légende. Elle a généré des milliers de commentaires sur Facebook, dont un de la part de Hillary Clinton.
Cette image, publiée début juillet par le photographe américain Brandon Stanton, fait partie de sa série Humans of New York. Lancée en 2010, celle-ci documente la vie de résidents de la Grande Pomme au moyen d’une photo unique et anonyme prise dans la rue, accompagnée des quelques mots qu’ils ont glissés au jeune homme de 31 ans alors qu’il s’apprêtait à les croquer de son objectif.
Née d’un projet personnel entrepris alors qu’il venait de perdre son emploi de trader dans une firme de Chicago, la série est désormais devenue son activité à plein temps. Certains portraits sont drôles, comme cette dame qui porte un chapeau en forme de nid d’oiseau et affirme avoir lancé une croisade pour améliorer la réputation des pigeons et des rats. D’autres sont tristes, comme ce clown qui sourit d’un air las et admet qu’il traverse une mauvaise passe. D’autres encore sont touchants, comme ce vieil homme assis sur un banc avec un crucifix autour du cou qui raconte comment il a retrouvé le goût de vivre grâce à une femme dont il est récemment tombé amoureux. D’autres, enfin, sont poignants, comme ce monsieur bedonnant qui dit avoir l’impression de ne plus rien construire depuis son divorce.
Plus de 20 000 Suisses vivent dans la région de New York
Parmi eux, de nombreux créatifs et entrepreneurs venus y réaliser leurs ambitions les plus folles.
Quand l’artiste suisse Olaf Breuning est arrivé pour la première fois à New York, il a tout de suite su qu’il n’allait jamais quitter cette ville. Ce qu’il apprécie le plus? «Il y règne un sentiment de liberté unique. Personne ne juge personne. Les excentriques sont valorisés. C’est tout le contraire des grandes et vieilles capitales européennes.»
Un appel d’air frais qui a séduit plus d’un créatif suisse, à l’image de l’architecte Bernard Tschumi: «En Europe, les cadres contractuels de construction sont très rigides. Ici, tout est plus flexible. Cela m’a permis de mieux développer ma carrière.»
Beaucoup profitent simplement de la taille de cette ville-monde. Salomé Scheidegger, une pianiste zurichoise, estime qu’elle n’aurait pas eu les mêmes possibilités ailleurs. «J’ai pu lancer ici des projets qui mélangent musique et projections, car il y a suffisamment de gens appréciant ce genre de spectacle un peu plus avant-gardiste», explique-t-elle.
Dans un autre registre, la ville regorge également de talents entrepreneuriaux helvétiques. Le Zurichois David Becker y a lancé une start-up, Zkipster, aujourd’hui évaluée à 10 millions de francs. Fabian Pfortmüller y a créé une entreprise de design dont les affiches sont vendues dans les magasins branchés de la ville. Et Antoine Martin, un Lausannois, est devenu vice-président de la branche new-yorkaise de la Réserve fédérale.
En vidéo: découvrez en leur compagnie les adresses préférées
de Salomé Scheidegger et de Daniel Doubrovkine