Enquête. La cocaïne ne s’achète pas seulement dans la rue. Ce marché, qui focalise l’attention du public et des politiciens, n’est que la pointe d’un réseau de vente à plus grande échelle, plus discret et lucratif. S’il passe presque entièrement sous les radars de la police, il apparaît grâce aux analyses menées sur les eaux usées.
D’un côté, il y a ce marché de rue avec ses dealeurs qui accostent les passants, suscitant auprès de la population un fort sentiment d’insécurité et de révolte. De l’autre, un marché souterrain, aux revendeurs aussi discrets que leurs clients.
Pour se faire une idée du premier, il suffit d’emprunter, par exemple, la rue de Bourg à Lausanne ou traverser la place Saint-François une fois la nuit tombée. Là, ce sont des Africains qui, en toute «transparence», tentent d’écouler leur marchandise. C’est sur eux que les efforts des polices se concentrent, en les harcelant. Sans grand succès. Et si dans la lutte contre la drogue on se trompait de cible? D’autant que le trafic souterrain se révèle beaucoup plus important, plus rémunérateur. Aussi, il y circule une cocaïne d’une qualité incomparablement supérieure et il profite d’une filière très bien organisée.
60% du marché caché
«En s’attaquant au deal de la rue, nous nous illusionnons, affirme Olivier Guéniat, chef de la police judiciaire neuchâteloise. Les mesures de combat n’ont pas ou que peu d’impact sur la consommation, qui augmente même dans les centres urbains où la répression est la plus forte. Cherchez l’erreur!»
Toujours selon le criminologue, la rue, alimentée par les réseaux africains, ne représenterait en fait que 25 à 40% du trafic de cocaïne. «En tout cas, je ne pense pas qu’il puisse dépasser les 40%.»
Les eaux usées
D’autres chiffres peuvent se montrer ravageurs pour l’opinion publique, tout en mettant en évidence l’efficacité toute relative de la lutte contre le trafic de rue: depuis 2014, la prise de cocaïne à Zurich (soit 1,6 kilo par jour) est, proportionnellement au nombre d’habitants, supérieure à celle de Londres. Et, dans le top 15 des villes européennes les plus «cokées» figurent, aux côtés de Zurich, Bâle, Genève, Saint-Gall ainsi que Berne. Sans parler de la station de Saint-Moritz où, pendant les fêtes de fin d’année, on y consomme 1400 lignes chaque jour. Ces estimations ont pu être réalisées grâce à un nouvel outil d’évaluation: l’analyse des eaux usées. Des analyses qui ont révélé que les Suisses «sniffent» quotidiennement 22 kilos de cocaïne (8,8 kilos de substance pure, soit sans les produits de coupe), d’après l’Université de Lausanne qui vient de publier de nouveaux résultats.
Ces chiffres permettent de dessiner, en creux, la part d’un second marché. «Avec les tests effectués sur les eaux usées, on voit que ce qui est consommé excède ce qui peut être vendu dans la rue, poursuit Olivier Guéniat. A Neuchâtel, le réseau africain ne vend pas 60 grammes par jour dans la rue, c’est mathématiquement quasi impossible. C’est pourtant ce qui est consommé. Cela vient forcément d’autres filières.»
Détail croustillant, l’étude des eaux usées donne également la possibilité de connaître les pics de consommation. A Lausanne, par exemple, outre les fins de semaine pendant lesquelles la vie nocturne de la capitale vaudoise draine de nombreux visiteurs, figurent les manifestations sportives comme Athletissima et le marathon. Il ne s’agirait pas seulement de la consommation du public venu applaudir les athlètes…
Un fantasme?
Evoquer l’existence d’un second marché laisse certains dubitatifs. Parmi ces derniers, Jean-Yves Lavanchy, chef de la brigade des stupéfiants de la police cantonale vaudoise. «La cocaïne est tellement facile à trouver dans la rue! Cela me fait de la peine de le dire en tant que chef stup. Je ne crois pas qu’il y ait un grand marché caché. Bien sûr, il y a des filières, latinos notamment, qui ont des voies d’approvisionnement différentes, mais elles représentent une minorité du trafic. Les élites argentées achètent leur marchandise aux dealeurs africains, comme tout le monde. Imaginer qu’il y a un réseau avec de la bonne cocaïne pour les clients plus aisés est un fantasme.»
Pour lui, la lutte contre la vente de rue reste donc la priorité. Il semble craindre qu’on limite ses moyens pour la traquer. «On nous demande de cacher la vente de rue, c’est une question de santé publique. Si l’on rend le produit moins facile à acquérir, la consommation réduira.» Autrement dit, pour la police cantonale vaudoise, c’est l’offre qui conditionne la demande. «On le voit à Bex. Les dealeurs courent après les clients, ils viennent presque à leur fenêtre faire du démarchage.» Diminuer l’offre équivaudrait donc logiquement à faire baisser la consommation. Lorsqu’on lui demande ce dont il aurait besoin pour lutter plus efficacement contre le trafic, le chef de brigade répond, un timide sourire aux lèvres: «Des places de prison.»
On insiste. Jean-Yves Lavanchy finit alors par reconnaître: «Il y a des dealeurs qui travaillent par téléphone, de manière très discrète, et passent ainsi sous nos radars.» D’autres livrent même à domicile, à vélo. Et les albanophones sont entrés en scène. Cela se passe près de la piscine de Renens, ou dans des parcs genevois. Le marché est organisé par téléphone depuis un autre canton, ou même depuis l’Albanie. De quoi compliquer la tâche des polices. La marchandise entre en Suisse cachée dans des voitures, des pièces de menuiserie (cadres de fenêtres ou marches d’escaliers).
Pourtant, il semble impossible de minimiser l’existence du réseau de vente souterrain. Démonstration auprès de Fedpol (l’Office fédéral de la police, à Berne), où l’analyste Christian Schneider détaille: «Dans la rue, les petites saisies sont aujourd’hui d’une concentration de 30%. Si on considère les analyses faites dans un «drug checking service» à Zurich, où les gens peuvent venir anonymement faire tester leur drogue, on obtient de la cocaïne beaucoup plus pure, à 60%. Cela laisse penser que, dans la rue, dealeurs et consommateurs n’ont pas accès au meilleur marché.»
Large clientèle
Qui sont les clients de ce second marché? Il ne s’agit pas des toxicomanes visibles dans les villes. Ce sont souvent des personnes actives et intégrées, issues de tous les milieux: agents immobiliers, médecins, restaurateurs, étudiants, employés… Des clients qui désirent obtenir de la cocaïne plus pure (à 60 ou 80%) et sont prêts à mettre le prix pour la qualité d’un produit «fiable», qui ne risque pas de transformer leur soirée en «mauvais trip». Nous en avons rencontré plusieurs.
Marc* aime s’éclater dans des soirées échangistes. Il prépare ses bagages avant de partir en week-end pour le club de rencontres zurichois qu’il affectionne. Il emportera un réchaud électrique design, rangé dans un étui. Pas pour ses repas, mais pour ses lignes de coke. Il préfère sécher la poudre sur la plaque soigneusement tempérée, pour qu’elle ne fasse pas de grumeaux. Il est perfectionniste. La cocaïne lui permettra de rester excité toute la nuit et de multiplier les conquêtes. Il maîtrise sa consommation et calcule avant chaque prise combien de temps durera l’effet du produit. Lorsqu’il retournera au travail, lundi, il sera «clean». Après réflexion, Marc refuse d’en dire plus, même anonymement. «Il vaut mieux que cela reste caché, c’est mon jardin secret», explique-t-il. Il dit craindre le jugement social. Nous n’en saurons pas plus sur les habitudes de cet avocat quadragénaire à la mine éclatante.
La cocaïne correspond à merveille à notre société, qui juge tout selon le critère de la performance. Car on ne prend pas de la cocaïne pour s’évader ou pour faire un «trip», mais pour avoir confiance en soi. Ne pas faillir et maîtriser ses émotions. On veut durer: au travail, au lit, sur la piste de danse. «Les gens ont la sensation de devenir plus beaux, plus intelligents, plus forts. Les rapports humains sont facilités, tout le monde a l’air génial», explique Jean-Félix Savary, secrétaire général du GREA (Groupement romand d’études des addictions).
Boulangers, apprentis...
Il serait abusif d’imaginer que les seuls consommateurs de cette drogue appartiennent à une élite de jet-setteurs. Le prix de la cocaïne est deux fois moins élevé qu’au début des années 90. On l’achète aujourd’hui pour 80 ou 100 francs le gramme. Elle s’est «démocratisée». Pierre*, lui, est boulanger. Il en prend pour tenir le rythme, les horaires épuisants de nuit. La poudre est un bain de jouvence, effaçant même les cernes sous ses yeux. Pierre a le sentiment de pouvoir encore profiter de la vie, même après une nuit de labeur passée à fourrer de confiture des boules de Berlin à l’aide d’une seringue à pâtisserie. Il lui est arrivé d’expliquer que la petite trace de poudre occasionnelle, sous ses narines, était du sucre glace. Lui non plus ne souhaite pas s’exprimer plus avant. Il a peur que ses patrons ou sa famille ne l’apprennent.
Le cocaïnomane du second marché n’est pas forcément dépendant. Le plus souvent, il gère sa consommation, sans qu’elle entrave sa vie sociale ou professionnelle. Mais que se passe-t-il lorsqu’il perd la maîtrise et tombe dans la dépendance? Cette clientèle discrète devrait alors devenir visible, apparaître dans les statistiques, en passant par les centres de soin. Il n’en est rien. «Les gens n’aiment pas être mis en congé maladie pour consommation de cocaïne, ironise Jean-Félix Savary. C’est très mal vu. Alors on parlera de burn-out. Combien d’AVC, d’infarctus, causés par la drogue? Nous n’en avons pas idée. On préférera dire que les malades ont mangé trop de viande rouge…»
Le client du second marché évite ainsi les structures officielles d’aide. Nous en avons eu la confirmation en rencontrant Frank Zobel, vice-directeur ad interim d’Addiction Suisse, ainsi que son collègue Rodrick Dwight, spécialisé dans la prévention au sein des entreprises. Des cocaïnomanes craignent d’être confondus avec les toxicomanes de la rue, très stigmatisés. Ils ont recours à des centres discrets, comme la Fondation Phénix, à Genève, ou le centre Arud, à Zurich.
Un besoin de soutien
Arud a été fondé en 1991 par un groupe de médecins au moment de la fermeture de la scène ouverte zurichoise. «La majorité des gens qui viennent ici ont un travail, une éducation. Toutes les professions sont représentées. Nous avons aussi des étudiants», explique le psychiatre Lars Stark, qui nous reçoit dans son cabinet. Ses patients n’ont pas tous pour objectif d’arrêter de prendre de la cocaïne. Certains veulent apprendre à réguler leur consommation. «Nous essayons de ne pas moraliser, de ne pas les infantiliser. Ce que nous cherchons, c’est à augmenter leur autonomie, grâce à la thérapie comportementale.» Beaucoup consomment parce qu’ils se sentent «coincés» et «limités», dans leur vie de tous les jours, et ont recours à la drogue pour la pseudo-autonomie qu’elle leur procure. «Avec l’addiction, ils se rendent compte que c’est un leurre.» Pourtant, la demande n’est pas près de se tarir.
A l’autre bout de la chaîne, comment la cocaïne du second marché entre-t-elle en Suisse? On connaît la filière africaine, ses mules ingurgitant au péril de leur vie des boulettes de cocaïne (les spécialistes parlent de «fingers», d’«œufs» ou «d’ovules») pour passer les frontières. Qu’en est-il de la cocaïne «prémium»? Elle est d’abord en mains hispanophones, donc sud-américaines. Les Dominicains sont souvent évoqués. Les pays balkaniques s’y intéressent de plus en plus, mais son commerce est historiquement contrôlé par la diaspora libanaise, devenue très discrète, et par des Italiens en lien avec la mafia. Depuis des années, ces réseaux ont su se protéger et la police peut très difficilement les infiltrer.
Par conteneurs
Les spécialistes et les douaniers parlent d’une organisation en «rip off» (de l’anglais «arnaque»). En Amérique latine, la cocaïne est cachée par le personnel portuaire complaisant dans des conteneurs de marchandises. Ni les propriétaires des conteneurs ni les bénéficiaires de la marchandise n’en savent rien. En Europe, d’autres employés intercepteront les colis. En ouvrant par hasard un conteneur de bananes en 2012, à Anvers, la police y avait ainsi déniché 8 tonnes de cocaïne, pour une valeur de 500 millions d’euros.
«Le réseau de vente n’est plus pyramidal ni hiérarchisé, précise Christian Schneider, de Fedpol. Les intermédiaires changent, ce ne sont pas toujours les mêmes qui reçoivent la marchandise. Un grossiste livre à plusieurs intermédiaires, responsables pour des territoires ou des villes, qui eux-mêmes alimentent des vendeurs free-lance…» Un casse-tête pour la police. «De tels achats, comme les 8 tonnes trouvées à Anvers, sont assurés par plusieurs groupes du crime organisé en Europe.»
La Suisse, paradis de la cocaïne? Dans notre pays, les malfaiteurs savent qu’ils peuvent compter sur la complexité d’un système kafkaïen. «Nous sommes 29 entités policières, parlant trois langues différentes», observe Olivier Guéniat. Et de détailler: «Il n’y a pas de méthodologie commune, chacun dit et fait ce qu’il veut, de manière autonome. Il faudrait une cellule d’analyse centralisée de tout le renseignement.» Quid de la base de données Janus, mise en place pour lutter contre le crime organisé? «Certains cantons ne l’utilisent pas ou restreignent l’accès à ses infos. Le fédéralisme, c’est la pire des choses pour lutter contre les stups. On est presque risibles par rapport à ce que l’on pourrait entreprendre.»
Résultat: «Quand on regarde ce qu’on saisit par rapport à ce qui est consommé, c’est extrêmement peu», poursuit le chef de la police judiciaire neuchâteloise. «On est largement en dessous des 10%. Cela veut dire que plus de 90% du marché n’est pas contrôlé. La répression coûte plus de 500 millions de francs par année à la Suisse, sans compter les frais de justice, pour maîtriser seulement bien moins de 10% du marché…»
Une régie des drogues
Si la répression est impuissante à enrayer la vente de drogue dans la rue et si les polices ignorent l’essentiel des ramifications d’un second marché, plus juteux, les spécialistes plaident pour la dépénalisation et la création d’une régie des drogues: «Tant qu’on ne réglementera pas le marché, on n’aura pas accès aux produits et aux consommateurs. Plus on cache, plus on rend les choses dangereuses, explique Jean-Félix Savary, du GREA. Certains pensent que si on est plus sévère et si on interdit tout, alors il n’y aura plus de consommation. Ce n’est pas vrai. Les réseaux criminels se reconstituent sans cesse. On n’éradiquera jamais le problème. Il faudrait une régie des drogues, qui aurait le contrôle total. Il n’y aurait alors plus de marché noir et nous pourrions gérer les problèmes supplémentaires qu’il entraîne.»
Il faudra agir vite. Le réseau de la drogue est souple et s’adapte constamment. Il pourrait bien, à l’avenir, utiliser d’avantage le «darknet», ce réseau internet privé et anonyme, avec ses paiements en bitcoin. Vendeurs et acheteurs y resteront parfaitement anonymes. «Nous serions complètement désarmés», confie Olivier Guéniat. Lorsqu’on ne «maîtrise» que 10% du trafic de cocaïne, n’est-ce pas, peu ou prou, déjà le cas?
Conduite sous influence
Cocaïne au volant, cas en augmentation
On trouve de plus en plus de traces de cocaïne dans les tests menés sur les conducteurs routiers. Lorsque les policiers estiment qu’un usager de la route pourrait être sous l’emprise d’une substance illégale, ils demandent des analyses poussées. Le Dr Marc Augsburger, responsable de l’unité de toxicologie du Centre universitaire romand de médecine légale, effectue à Lausanne et à Genève des analyses pour toute la Suisse romande. Il confirme que les cas de cocaïne au volant sont en nette augmentation: «Sur 100 cas que la police nous demande d’examiner, 25 sont sous l’influence de la cocaïne. Dans les années 90, cette part ne représentait qu’environ 10%.» Le conducteur qui en a consommé sera plus impulsif: «Il va prendre davantage de risques, sans les évaluer», précise Marc Augsburger. Plus grave, le moment où le produit ne sera plus actif. «Sous l’influence de la drogue, on ne perçoit plus la fatigue. Mais on la retrouvera, tôt ou tard, lorsque la molécule ne fera plus effet. Cela peut entraîner des endormissements et des malaises.»
Sources chiffres Ecole des sciences criminelles, université de Lausanne / Office des nations unies / monitorage suisse des addictions
«La cocaïne me permettait d’étudier plus vite et plus longtemps»
Témoignage. Antoine*, 30 ans, a consommé de la cocaïne pendant plusieurs années. Il s’est approvisionné par le biais d’amis d’amis, dans un marché «prémium», plus discret que celui de la rue. C’est parce qu’il a réussi seul, avec courage, à se sevrer de sa dépendance qu’il a accepté de témoigner.
«J’en ai pris pour la première fois à 23 ans. Des amis avaient organisé une fête, et deux filles y participaient. Je ne les avais jamais vues. Elles étaient discrètes, un peu dans leur monde. J’ai pensé qu’elles étaient sœurs, ou lesbiennes. Elles nous ont offert un trait à chacun, sans qu’on le leur demande. Je me suis dit: «Pourquoi pas?», ça avait l’air «secure» puisque tout le monde en prenait.
Les filles avaient un petit étui, avec des compartiments contenant des doses déjà préparées. C’était comme dans un film. Elles ne nous ont pas demandé d’argent. Dès qu’on en a pris, il n’y avait plus de gêne entre nous. Je n’avais jamais connu ce sentiment de légèreté avec des inconnus. Le poids des soucis, l’anxiété d’être en société s’étaient aussitôt dissipés.
Après cette soirée, j’en ai repris, de temps en temps. La drogue venait des deux filles, même si je ne les ai jamais revues directement. C’était comme ça, au début, des cadeaux entre «amis». Ces gens me semblaient gentils et insouciants. Il y avait une ambiance bon enfant. Si je ne les avais pas côtoyées, je n’aurais pas consommé.
Les cadeaux du dealeur
J’avais l’impression que tout le monde autour de moi en prenait. Notamment un ami avec lequel je faisais des parties de jeu sur ordinateur. Son dealeur fidélisait sa clientèle. Pour son anniversaire, mon ami recevait une dose gratuite. Et sa femme recevait foulards et parfums. Une façon de le fidéliser, lui, car elle n’était pas au courant de l’origine des cadeaux, ni du fait que son mari était accro. On a commencé à en prendre régulièrement ensemble, chez lui. On se détruisait à l’abri des regards. On se la jouait comme les jet-setteurs, en sniffant la poudre sur un miroir. Ensuite on parlait, on buvait des shots en écoutant de la musique. J’avais l’impression de me sentir bien.
J’avais 28 ans, j’en prenais tous les deux jours. A cette époque, j’étais étudiant. Avec la cocaïne, ça marchait très bien: j’apprenais plus vite et pouvais travailler longtemps. Cela me coûtait entre 120 et 150 francs le gramme. Je consommais en moyenne entre 1 et 6 grammes par semaine. Pour économiser, je sautais des repas. De toute façon, la coke me coupait l’appétit. Et selon l’humeur, le fournisseur de mon pote m’octroyait des rabais si j’achetais plusieurs grammes. Il gagnait tellement d’argent, on aurait dit qu’il s’en fichait d’en avoir un peu moins.
Il y avait une scission, à partir du moment où j’en prenais. C’était un sentiment de toute-puissance. Surtout, il n’y avait plus de place pour l’hésitation. Dans une boîte de nuit lausannoise, j’ai failli me faire casser la figure parce que j’ai défié des mecs qui avaient deux têtes de plus que moi. Je n’étais plus moi-même. Je faisais des choix inconsidérés. Après plusieurs mois, j’avais la gueule d’un tox! J’étais devenu manipulateur avec ma famille, pour cacher ma consommation. Cela ne pouvait pas continuer.
Se sevrer seul
Mais si j’essayais d’être abstinent, je tombais sur des mecs qui vendaient d’autres substances, moins chères. J’étais prêt à prendre n’importe quoi pour éviter de vivre la descente… Même de l’héroïne. La période de sevrage a été un cauchemar sans fin. Je n’osais pas aller consulter pour recevoir de l’aide, j’avais honte. J’ai commencé à boire, pour me sevrer de la coke.
Ce qui m’a aidé, ça a été de couper contact avec tous les gens qui en prenaient. Pour te sauver, tu dois comprendre à côté de quoi la drogue te fait passer, que tu perds pied, malgré l’assurance qu’elle te procure. Tu n’es plus toi-même parce que tu inhibes tes émotions. Tu risques de détruire tes relations familiales, de couple, en ayant des réactions impulsives. Tu crois que la drogue va t’aider, mais au lieu de cela elle t’enfonce et t’enveloppe toujours plus, jusqu’à te couper de la réalité.
J’ai dû me retrouver, petit à petit, parce que je ne savais plus qui j’étais. A la fin, j’ai réussi à m’en sortir et c’est une de mes plus belles victoires.»
* Prénom d’emprunt
Interview. Il n’existe pas de produit de substitution de la cocaïne, comme c’est le cas pour l’héroïne. Comment traiter les personnes dépendantes? Réponses au Service d’addictologie de Genève, auprès du professeur Daniele Fabio Zullino, médecin-chef.
D’après vous, existe-t-il deux types de marché de consommateurs de cocaïne?
Oui, je pense. De notre côté, nous recevons deux types de patients. Les addicts à la cocaïne classique, qui consomment aussi d’autres produits, comme l’héroïne. Ce sont les toxicomanes, qui achètent dans la rue. La seconde catégorie se compose de gens bien intégrés, qui ont des professions de cadres, des cols blancs, ou qui viennent du milieu de la restauration. Nous voyons toutefois peu ce type de personnes, qui représente seulement 1% de notre clientèle. Cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas beaucoup plus dans la nature.
Devient-on forcément dépendant à la cocaïne?
Non, même si la substance est très addictive. C’est la même chose avec l’alcool: la plupart d’entre nous buvons de manière contrôlée. Même si la cocaïne est une substance illégale, il faut savoir que la plupart des consommateurs contrôlent et régulent leur consommation, ils n’ont pas de problème avec, et c’est pour cela que nous ne les voyons pas dans nos centres. Une petite partie d’entre eux seulement, environ 10%, développent un trouble du comportement, c’est-à-dire l’incapacité à réfréner leur propre consommation.
Pourquoi ne met-on pas plus d’efforts sur la prévention?
Vous pouvez faire de la prévention structurelle pour un produit légal. Prenez l’alcool. On a défini ce qui était considéré comme une consommation acceptable, la moins dangereuse possible. Il y a un standard, un cadre social. Idem pour le tabac: même s’il est toxique, on peut établir des critères de qualité du produit. C’est impossible avec la cocaïne étant donné qu’elle est illégale.
Vous ne dites pas à vos patients que consommer porte atteinte à leur vie?
Je suis médecin, je n’ai pas à avoir un regard moral sur leur attitude! C’est au patient de décider s’il veut prendre des risques ou non. Est-ce que vous pouvez empêcher quelqu’un de se droguer en lui disant que c’est dangereux? En addictologie, nous savons que cela n’a pas de sens. Cela ne suffit pas. Depuis des décennies, on a arrêté de viser l’abstinence totale parce que c’est un leurre. Mais accepter la consommation ne veut pas dire faire passer le message qu’elle ne pose pas de problème. Au contraire. Conduire une voiture est dangereux, mais on ne l’interdit pas pour autant: on a mis en place des règles strictes d’utilisation. Mais, encore une fois, mettre en place des règles, vous ne pouvez le faire qu’à partir du moment où vous acceptez de légaliser un produit, même très dangereux.
A vous entendre, la cocaïne ne paraît pas si nocive…
Si, elle l’est. La cocaïne est cardiotoxique, elle peut provoquer des infarctus. Elle entraîne la vasoconstriction, avec des effets possibles dans tout l’organisme, le cœur, le cerveau, les reins… Les gens qui sniffent peuvent avoir aussi des problèmes de muqueuses. Sans parler des problèmes psychiques lorsque la drogue ne fait plus effet.
J’aimerais simplement que l’on comprenne que pathologiser la prise de cocaïne est un choix social et politique. Alors que non seulement on permet l’alcool, mais en plus on le valorise. C’est un des paradoxes de notre société. L’alcool, qui pose des problèmes sanitaires considérables, est permis. Mais l’héroïne pure, moins dangereuse que l’alcool, est interdite. Ce sont les produits de coupe dans l’héroïne qui sont redoutables. Au niveau de la santé, c’est l’illégalité qui pose le plus de problèmes. Je ne dis pas qu’il faut légaliser: la discussion appartient aux politiques. Je dis simplement qu’il faut considérer les arguments médicaux. Moins on interdit, plus le problème devient contrôlable.
Comment sortir de la dépendance?
On pousse les gens à raisonner. S’ils viennent chez nous, c’est qu’ils ont au moins considéré qu’il y avait un problème. Que leur consommation prenait le dessus sur leur travail, leur vie sociale ou leur famille. C’est déjà un pas important. Il faut ensuite qu’ils définissent ce qu’ils veulent, la vie à laquelle ils aspirent, et qu’ils prennent leurs responsabilités. Qu’ils soient maîtres de leur désir de consommer. C’est la même chose avec les alcooliques. Il n’y a pas de traitement médical, puisqu’il n’existe pas de produit de substitution de la cocaïne. Ce qui est efficace, ce sont les thérapies comportementales. Nous travaillons pour casser les automatismes qui poussent les consommateurs à perdre pied.
Profil
Daniele Fabio Zullino
Après avoir étudié la médecine à Bâle et travaillé comme médecin associé au CHUV à Lausanne, le professeur est devenu en 2005 chef du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève.