Décryptage. La fonction que quitte Eveline Widmer-Schlumpf a fortement gagné en importance. Ce n’est plus seulement le tiroir-caisse de la Confédération. Mais un gardien de l’ordre financier.
Quand Hans-Rudolf Merz a accédé au Conseil fédéral en décembre 2003, c’est une majorité de rencontre qui l’avait élu: 120 voix contre 96 à son adversaire Christine Beerli, radicale comme lui. Heureuse époque où il suffisait à l’aspirant ministre des Finances de promettre le maintien de l’équilibre du ménage fédéral pour paraître crédible. Ainsi, le consultant appenzellois s’est-il contenté de gérer les comptes au mieux pendant ses huit ans à Berne.
Mais lorsque la tempête financière s’est levée en 2008, c’est sa remplaçante, Eveline Widmer-Schlumpf, fraîchement élue au gouvernement, qui a dû assurer le plan de sauvetage d’UBS puis organiser l’enterrement du secret bancaire. Hans-Rudolf Merz n’aurait pas osé le faire lui-même, ainsi qu’il l’a confessé au conseiller aux Etats vert vaudois Luc Recordon (L’Hebdo du 17 septembre 2015).
«S’il y a une vision obsolète, c’est celle de ne considérer le Département des finances (DFF) que pour son rôle budgétaire et fiscal», remarque Didier Cossin, professeur de finance et de gouvernance à l’IMD à Lausanne. Sergio Rossi, professeur de finance à l’Université de Fribourg, ajoute: «Un Ministère des finances doit affronter deux défis majeurs. Mener une politique budgétaire permettant une croissance économique équitable et contribuer à assurer la stabilité financière de l’ensemble de l’économie.»
La crise de 2008 a contraint les ministres des Finances à taper du poing sur la table des banquiers. Ils ont durci la réglementation financière, relevé les exigences de fonds propres, renforcé les appareils de surveillance. «Dans ce domaine, la Suisse s’affiche clairement en tête», relève Charles Wyplosz, professeur d’économie à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève.
Ni UBS ni Credit Suisse ne diront le contraire, eux qui se sont vu intimer l’ordre, par Eveline Widmer-Schlumpf fin octobre, d’accroître encore leurs fonds propres alors qu’ils n’en avaient guère envie.
Les ministres ont dû apprendre également à coordonner leurs efforts. D’abord dans l’urgence du sauvetage du système financier à l’automne 2008. Puis, au fil des réunions du FMI, du G20 et de l’Ecofin, qui rassemble les ministres des Finances de l’Union européenne. «La croissance de la coordination est peut-être même le changement le plus important intervenu ces dernières années», note Harald Hau, professeur de finance internationale à l’Université de Genève.
C’est précisément cette évolution qu’a accompagnée Eveline Widmer-Schlumpf. En se rendant régulièrement aux réunions internationales où se décident les règles de demain en matière de fiscalité (échange automatique d’informations, imposition des entreprises). Et aussi, en négociant pied à pied avec les Américains et les Européens pour défendre les intérêts et la réputation de la Suisse.
Affaires étrangères
«Un ministre des Finances, aujourd’hui, est presque un second ministre des Affaires étrangères», résume Charles Wyplosz. «Surtout pour la Suisse, qui a une très forte image de dynamisme et qui doit défendre la réputation de sa place financière», poursuit le professeur à l’IHEID, qui rappelle que l’assaut de l’OCDE contre le secret bancaire a été décidé lors d’une réunion que Berne avait délibérément ignorée.
Si les ministres des Finances sont devenus si présents, c’est qu’ils sont poussés par leurs banques centrales. Ces dernières portent la sphère financière à bout de bras depuis la crise à coups de politiques monétaires ultra-expansives. Elles ont le sentiment d’être bien seules à mener ce combat, telle la BNS, à l’origine du récent durcissement des règles bancaires. Or, «les banques centrales ne réfléchissent qu’en termes de stabilité financière et ne s’occupent pas des conséquences de leurs décisions sur l’économie dans l’ensemble», critique Didier Cossin. Un ministre des Finances se doit de rééquilibrer le processus. A condition d’avoir le répondant suffisant pour donner la réplique. Une qualité rare.
Enfin le chef du Département des finances doit implémenter les réformes fiscales négociées sur le plan international dans le terrain, c'est-à-dire au près des cantons. Un rôle politique à hauts risques qu’Eveline Widmer-Schlumpf, grâce à son expérience de conseillère d’Etat, a assumé avec finesse.