Interview. Comment le Parti socialiste peut-il sortir de son inertie et conquérir de nouveaux électeurs? L’analyse de Pierre-Yves Maillard, président du gouvernement vaudois et ex-vice-président du Parti socialiste suisse.
Malgré une campagne de mobilisation inspirée des Etats-Unis, des heures passées à motiver membres et sympathisants sur les places du pays et au téléphone, le Parti socialiste suisse a stagné à 18,8% (+0,1) aux élections fédérales.
Vous avez perdu dans des cantons où la gauche est forte, comme Vaud et Fribourg; l’UDC comprend-elle mieux les peurs des gens?
Un succès électoral fondé sur la peur de l’immigration n’a rien de nouveau. Souvenez-vous de James Schwarzenbach! Seul contre tous les partis, y compris contre l’UDC de l’époque, il avait approché les 50% de oui avec son initiative qui voulait renvoyer 200 000 étrangers qui travaillaient en Suisse, qu’on était allé chercher pour construire le pays. Il ne s’agissait pas de renvoyer des délinquants mais des travailleurs. Trente ans plus tard, les Suisses ont clairement refusé l’initiative qui voulait limiter la population étrangère à 18%.
Que voulez-vous dire?
Ce qui a changé, ce n’est pas la population, celle-ci est même moins xénophobe qu’il y a trente ou quarante ans. Ce qui a changé, c’est qu’un parti et un milliardaire se sont dit: il y a un électorat que personne n’exploite, servons-nous! Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale avaient conduit à un accord tacite entre les forces politiques: plus personne ne voulait exploiter la peur de l’étranger à des fins politiques. Au début des années 90, monsieur Blocher a rompu cet accord et engrange depuis des succès faciles.
La gauche n’a-t-elle pas minimisé la question de l’asile?
Nous disons que le phénomène de l’asile est dramatisé en Suisse, ce qui me semble juste. Mais nous ne devrions pas nous soustraire à la question: y a-t-il des limites?
Quelle réponse proposez-vous?
Que nous devons accueillir les réfugiés dans la mesure de nos moyens. Or, il se trouve que nos moyens sont supérieurs à ceux d’autres pays. Par rapport à ce que doit supporter le Liban par exemple, nous avons de la marge et nous avons toujours pu assumer cet accueil sans mettre notre équilibre en péril. Mais nous oublions trop souvent de rappeler une évidence: nos capacités ne sont pas sans limites, comme celles d’aucun pays d’ailleurs. Il arrivera un moment où la communauté internationale, à laquelle nous appartenons, devra trouver d’autres moyens que l’exode des populations pour résoudre une crise humanitaire.
L’UDC séduit les petits revenus alors que le Parti socialiste semble devenu un parti de bobos…
Je conteste le constat général selon lequel le PS n’aurait plus le soutien des couches populaires. Dans mon canton, nous obtenons nos plus grands scores à Renens, Chavannes, Lausanne ou Sainte-Croix. Pas à Buchillon ou Jouxtens où le revenu moyen est le plus élevé. De même, on fait mieux à Zurich et à Winterthour que sur la Goldküste. Nous restons les plus forts là où vivent les ouvriers et les employés. En revanche, l’UDC fait mieux quand les personnes à revenus modestes sont des retraités. Cela dit, je reconnais que le soutien des classes populaires est un enjeu. Parce que la crainte de l’immigration peut toucher particulièrement le monde ouvrier, quand il ne se sent pas assez protégé.
Comment allez-vous parler mieux à l’électorat populaire?
Nous devons nous adapter aux changements. Dans les trente glorieuses après la guerre et la période de misère qui l’a précédée, l’ouvrier craignait d’être exploité, de ne pas gagner assez pour vivre décemment, mais il savait qu’il allait être utile à un employeur. La gauche s’est battue alors pour de meilleurs salaires, des protections sociales. Elle a eu des succès considérables et a fait reculer l’exploitation, comme la grande misère ouvrière.
Mais, depuis les années 90 et la mondialisation, l’angoisse principale des ouvriers du monde occidental, désormais, c’est que plus personne ne veuille de leur force de travail. En raison des délocalisations ou de la dématérialisation du travail par l’informatique, par exemple. Du coup, une certaine forme de discours contre l’exploitation parle moins aux salariés qui voient l’entreprise comme un lieu d’intégration au monde, même si tout est loin d’y être rose. Ils voient aussi que leur entreprise se trouve en concurrence dans un marché ouvert. Et que de nombreux petits patrons se battent pour sauver l’emploi.
Les enjeux sont alors priorisés à l’aune de la défense de l’emploi. C’est à ce nouveau paradigme que nous expose par exemple la réforme de l’imposition des entreprises.
Beaucoup de partisans de la gauche ont du mal à accepter cette logique.
Le mouvement ouvrier a été efficace dans sa lutte contre l’exploitation. Il doit l’être pour le maintien de l’emploi. Les postures et les lamentations ne servent à rien si nous n’avons pas d’impact sur la réalité. Nous devons empêcher ce pays de se désindustrialiser, de perdre son savoir-faire. Autour du soutien à l’apprentissage, de l’appui du mouvement syndical, mais aussi de la politique fiscale, il y a des politiques efficaces de ce point de vue.
A part aider les entreprises, que fait la gauche pour les employés?
Notre politique sociale doit s’adapter encore à un autre changement de paradigme. Il y a trente ans, un employé pouvait faire vivre une famille avec son salaire. Et les assurances sociales se substituaient aux revenus du travail quand survenaient la maladie, le chômage ou la vieillesse.
Aujourd’hui, une partie de notre politique sociale doit aider aussi les gens qui travaillent. Parce qu’un salaire d’employé ne suffit plus à une famille qui doit payer des primes d’assurance maladie et des loyers toujours plus élevés. Dès lors, si un des membres du couple perd son travail ou si survient un divorce, on bascule vite dans la précarité. Que faire? Difficile de ne compter que sur les salaires, notamment pour certaines branches en concurrence internationale. Cela a été notre difficulté avec le salaire minimum. Développons donc d’autres outils comme celui, parfaitement adapté, des allocations familiales. Elles profitent à ceux qui ont le plus de charges et sont assumées solidairement par l’ensemble des employeurs, avec des péréquations possibles entre les branches exposées à la concurrence internationale et d’autres qui le sont moins.
Dans mon canton, nous aurons doublé ces allocations en douze ans, et créé en outre des prestations complémentaires familles pour les ménages de travailleurs les plus pauvres. Les subsides LaMal, les bourses d’études sont un autre enjeu majeur, sur lesquels nous avons connu des succès.
Nous devons obtenir du concret: davantage d’argent dans le porte-monnaie de ceux qui en ont besoin. Si les gens sentent qu’ils progressent, que leurs enfants auront des chances, ils résistent mieux à l’extrême droite.
Vous mentionnez le non au salaire minimum, un des nombreux votes perdus par le Parti socialiste. Comment inverser la tendance?
La bataille sur le salaire minimum a amélioré certains très bas salaires dans de nombreux secteurs. Mais d’autres combats perdus n’ont pas eu cette utilité. Ou alors des idées, comme l’abolition du mariage, sont lancées juste pour mobiliser certains groupes cibles. Je suis pour calmer les grelots du marketing. Même les jeunesses socialistes y cèdent parfois. Elles ont une vitalité unique en ce moment, mais on diverge dans trop de logiques éclatées: les jeunes, les + 60, les «segundos», les femmes. Il faut un mouvement socialiste fédéré, cohérent, avec un discours clair et des propositions qu’on peut concrétiser.
Faut-il changer de président de parti?
Mais non. On doit plutôt être reconnaissant à Christian Levrat d’assumer avec énergie cette tâche ardue. Dans une période difficile dominée par le thème de l’immigration, nous restons forts en Suisse romande et avons connu une belle remontée à Zurich.
Précisément: votre camarade Daniel Jositsch a réalisé un score canon à Zurich, élu au Conseil des Etats au premier tour. Lui plaide pour que le PS cible davantage des électeurs du centre. D’accord?
L’un n’empêche pas l’autre. Un électorat du centre l’a suivi. Mais aussi les classes populaires et les retraités. Parce qu’il incarne une certaine autorité de l’Etat, défend des positions claires sur la sécurité et la rigueur dans les finances publiques. Ainsi, il parle aussi aux gens modestes qui ont besoin d’un Etat fort. Parce que, quand on est riche, la sécurité, on peut l’acheter, comme on peut se payer des écoles privées.
La concurrence des immigrés européens inquiète. Qu’en disent les socialistes?
Que l’avenir de la Suisse passe par une croissance économique. Celle-ci a besoin d’immigration mais pas pour remplacer la main-d’œuvre locale. Ce discours simple doit être martelé. Et nous devons démasquer ceux qui profitent d’une immigration qu’ils exploitent: ils ne sont pas de gauche!
C’est bien joli, mais comment procéder?
Il faut contrôler le marché du travail, appliquer des sanctions dissuasives si les employeurs ne respectent pas les conditions de travail d’usage en Suisse. C’est le seul moyen efficace pour maîtriser l’immigration. Mais qui nous empêche de contrôler davantage le marché? L’UDC a combattu par exemple la loi sur le travail au noir!
Ne laissons pas s’installer l’impression que la gauche serait pour l’immigration alors que la droite y serait opposée. Dans la vraie vie, beaucoup d’élus UDC se servent de la force de travail des immigrés. Leurs conseillers nationaux paysans tout comme la famille Blocher ont sans doute fait venir en Suisse bien plus d’étrangers que n’importe quel autre groupe politique.
Les bobos et les écolos voient aussi d’un mauvais œil une croissance qui bétonne le paysage.
Vivre une croissance maîtrisée de la population et de l’économie tout en préservant, voire en agrandissant, les zones naturelles, c’est possible. Sans vouloir aller jusque-là, je signale qu’une densité de population analogue à la ville de Renens dans tout le canton de Vaud permettrait d’y loger, dans de bonnes conditions, plus de deux fois la population suisse.
Cela va-t-il suffire à convaincre les sceptiques de la croissance?
Mais quelle est l’alternative? Dans quinze ans, nous devrons affronter un défi majeur dont personne ne mesure les conséquences: le vieillissement de la génération des baby-boomers qui fera quasiment doubler la population des 80 ans et plus. Dans mon canton, cela signifie 3000 lits en EMS à construire d’ici à 2030, avec les coûts conséquents de fonctionnement qui vont avec.
Ce sont de beaux emplois, qui ont du sens. Avec 1 à 2% de croissance économique par année, je sais faire. Mais, sans elle, comment payer les charges qu’engendre la dépendance?
Devrons-nous retourner aux chambres d’EMS à quatre ou cinq lits? Nous pouvons assurer une fin de vie digne à tous. Mais cela nécessite de la croissance et de la jeunesse, et celle-ci nous vient en grande partie de l’immigration.
Comment la gauche peut-elle répondre à la crainte de l’islamisme?
J’observe un nouveau phénomène qui nous plonge dans un dilemme: la résurgence de la chose religieuse. Pas seulement l’islam. Les mouvements évangéliques prennent de l’importance et le catholicisme, se sentant menacé, tente de repartir à la conquête des populations.
Pourquoi un dilemme?
Nous nous sommes battus pour nous libérer des emprises religieuses, qui opprimaient particulièrement les femmes. Or, ces emprises reviennent. La génération de ma mère essuyait les sermons du curé quand elle allait travailler les bras nus. Nous avons fait reculer ces interdits mais, aujourd’hui, la gauche hésite entre son combat pour la liberté et la défense des minorités contre la stigmatisation. Au bout du compte, nous risquons de tolérer des choses qu’on combattait quand une religion majoritaire voulait les imposer.
Vous pensez au port du voile?
Pas seulement. Aux Etats-Unis, c’est le fanatisme évangélique qui veut annuler le droit à l’avortement. Un islam radical est à l’offensive, mais tous les fanatismes religieux prospèrent et ils s’attaquent aux femmes.
Vous serez donc pour l’interdiction de la burqa, comme l’UDC?
L’UDC, comme d’autres, veut faire un combat contre l’islam au nom de la défense de la chrétienté. A la fin, cela conduira à un affrontement des fanatismes. Les partis épris de liberté doivent simplement reprendre le combat pour la laïcité, le seul qui respecte toutes les religions, justement parce qu’il les maintient dans l’espace intime et privé. On peut estimer qu’un problème ne justifie pas un article dans la Constitution, surtout s’il ne s’attaque qu’à une religion.
Mais on doit dire ce qu’on pense au fond, et des contraintes religieuses, vestimentaires ou autres à l’endroit des femmes ne font certainement pas partie de notre vision du monde.
Ne doit-on pas laisser aux femmes le libre choix?
En principe bien sûr, mais en Turquie, les féministes se sont battues pour le maintien de l’interdiction de porter le voile dans les universités. Elles savent que, parfois, c’est l’interdit qui libère.
Et le projet européen, la gauche doit-elle se résigner à ne pas en parler, comme ce fut le cas durant cette campagne?
Non. Mais si on veut que la construction européenne soit soutenue par les gens, il faut enfin qu’elle leur amène des sécurités concrètes.
D’abord protéger l’industrie. L’Europe se révèle le continent le plus libéral du monde, davantage que les USA où l’industrie automobile a été sauvée par l’Etat.
Mais, surtout, je ne comprends pas pourquoi les sociaux-démocrates européens ne s’engagent pas tous pour une revendication sociale forte et simple: par exemple le financement par l’Europe d’une rente minimale pour tous les retraités de l’Union européenne. Les pays membres pourraient y ajouter des compléments, mais un socle universel européen, 800 euros par exemple, fondé sur un financement solidaire et transparent, serait assuré. Cela permettrait des transferts de richesse nécessaires et donnerait enfin une assise populaire au projet européen. On l’a vu avec la crise grecque: les pays qui connaissent des retraites plus modestes que la Grèce ne voyaient pas pourquoi ils devaient l’aider. Dire que l’UE protège de la guerre ne suffit plus quand des Européens n’ont pas de quoi manger, se loger et se soigner.
Profil
Pierre-Yves Maillard
Né en 1968 à Lausanne, marié et père de deux enfants, Pierre-Yves Maillard a obtenu une licence ès lettres avant de travailler comme enseignant de français et d’histoire. Cofondateur du Mouvement né le 7 décembre après le rejet de l’EEE en 1992, il entre au Conseil national en 1999 et devient secrétaire syndical à la FTMH Vaud-Fribourg. Elu en 2004 au Conseil d’Etat vaudois, il le préside depuis 2012.