Reportage. Sonam Wangchuk veut faire jaillir l’eau et la végétation des vallées désertiques du nord de l’Inde grâce à des «stupas» de glace. Un projet ingénieux et unique pour contrer les impacts du réchauffement climatique.
Vanessa Dougnac
Cet homme-là possède un grain de génie,à moins que ce ne soit un grain de folie. Vêtu d’un «goncha», la robe traditionnelle en laine épaisse du Ladakh, et coiffé d’un éternel béret français, Sonam Wangchuk contemple l’étendue hostile qui l’entoure. Dans le froid sec du début du mois de novembre, un désert de rochers et de terres arides s’étend aux pieds de l’imposant monastère du village de Phyang et se perd en contrebas, jusqu’au fleuve Indus. A moins d’une heure de route de Leh, la capitale du Ladakh, ce hameau bouddhiste se niche dans l’immensité sauvage du «Petit Tibet», le haut plateau himalayen du nord de l’Inde. Dans cette contrée stérile, Sonam Wangchuk visualise déjà précisément les détails d’une cité imaginaire qu’il rêve de voir naître. A la fois ingénieur, inventeur et éducateur, il s’est donné une mission titanesque: faire jaillir eau, arbres, champs et vie en ces terres desséchées et frappées de plein fouet par les impacts du réchauffement climatique. En créant des miniglaciers artificiels à l’altitude du village de Phyang, il pense être capable d’apporter une solution aux problèmes d’irrigation des paysans du Ladakh, dont les champs sont affectés par les perturbations observées au niveau des températures, des précipitations, de la neige et de la fonte des glaciers. «Je veux offrir une réponse himalayenne à un problème himalayen», résume Sonam Wangchuk.
Il est de bonne humeur. Aujourd’hui, c’est le lancement de son chantier d’hiver. Sonam Wangchuk chantonne, parfois, au rythme de ses pas progressant entre cailloux et rochers. Il a gardé, à 49 ans, un sourire espiègle, celui d’un enfant du Ladakh qui a «appris à compter avec des chèvres et des moutons». Pour tapisser de végétation le désert de Phyang, son idée consiste à utiliser l’eau du ruisseau du village de Phyang, une source qui, durant les rudes hivers, est abandonnée. Ce «gaspillage» en eau, réacheminé par ses soins, peut permettre d’alimenter l’érection de glaciers artificiels. Il en a déjà réalisé un l’an dernier, au même endroit, avec succès.
Harmonie entre technologie et nature
Le concept consiste à créer un réservoir géant où l’eau, conduite par des canalisations depuis le ruisseau en altitude, jaillit en fontaine et gèle immédiatement au contact de l’air, quand la température oscille entre – 10 et – 20°C. Sur la structure d’un dôme recouvert de branchages, l’eau gelée finit par former un cône gigantesque qui ressemble à une superbe sculpture de glace. «C’est l’harmonie entre la technologie et la nature», commente Sonam Wangchuk. Dès le mois de mars, le résultat peut donner une pyramide large de 20 mètres et haute de 40, capable de stocker 16 millions de litres d’eau.
«Durant la saison sèche d’avril et mai, avant la fonte naturelle des hauts glaciers, la pyramide se dissout lentement et permet d’irriguer les environs», poursuit l’inventeur. L’an dernier, le glacier ne s’est désagrégé que le 18 mai. Suryanarayanan, un jeune mathématicien qui suit Soman Wangchuk comme son ombre, renchérit: «Le projet a fonctionné et prouve qu’il s’agit d’un concept réaliste et viable.» Et pour cause: 5000 arbustes ont été plantés au printemps dernier sur une parcelle du désert qui appartient aux moines de Phyang.
Partenariat avec un monastère
«L’idée finale est de générer des revenus pour les villageois en leur permettant de développer de nouveaux champs, mais nous ne voulions pas leur donner de faux espoirs», souligne Sonam Wangchuk. Le projet expérimental est donc confiné, pour l’instant, à un partenariat avec le monastère. «Mais deux premiers objectifs ont été atteints: fabriquer un glacier et rendre fertile une zone désertique.» Une cérémonie a été organisée pour l’«inauguration» du glacier, paré pour l’occasion de drapeaux de prières multicolores, en présence d’un haut dignitaire bouddhiste, le Rinpoché Drikung Kyabgon Chetsang. Et Sonam Wangchuk a été prompt à baptiser son invention «le stupa de glace», par analogie à la forme architecturale des monuments bouddhistes. «Rattacher cette technologie à la religion est aussi un moyen de frapper les esprits et de l’installer dans les villages», estime-t-il. A présent, Sonam Wangchuk va tenter d’ériger entre trois et sept pyramides. Avec l’objectif d’implanter à Phyang, au final, un cycle de 90 stupas de glace…
«l’Homme des glaces»
«Au Ladakh, on ne peut échapper à la désertification liée aux impacts du changement climatique», rappelle l’ingénieur. L’étendue des glaciers himalayens rétrécit comme peau de chagrin dans ces vallées où les cultures, telles des oasis, déclinaient orge, blé, moutarde, luzerne, abricots, pommes, noix ou légumes. «Quand j’étais enfant, la neige d’hiver était abondante et permettait de renouveler les glaciers», se souvient Chewang Norphel, un ancien ingénieur âgé 80 ans, qui est le «gourou» des glaciers artificiels. C’est lui qui en a eu l’idée originale. En 1987, il a tenté une expérience de barrage à Phugtse. «Les glaciers naturels, qui assuraient 80% de l’irrigation des cultures, s’étaient éloignés de 20 à 30 kilomètres des habitations», explique-t-il. Il a pensé à dévier une source grâce à des conduites pour déverser l’eau dans des réservoirs, consolidés par des digues. Il a achevé la construction de onze glaciers artificiels, comme celui de Chang-La, à 5200 mètres d’altitude. Son travail a été salué par des prix internationaux et l’Inde l’a surnommé «Iceman», «l’Homme des glaces». Mais, en 2010, des inondations ont endommagé les glaciers qui sont désormais à l’abandon, faute de financement et d’entretien.
«Chewang Norphel avait une solution extraordinaire, considère Sonam Wangchuk, mais l’altitude était trop élevée et c’était extrêmement difficile à entretenir. J’ai tenté de trouver une solution adaptée aux villages.» Son concept pyramidal limite l’exposition au soleil et permet de faire fondre la glace cinq fois moins vite. Il l’a compris en élaborant, en 2013, un petit prototype à 3170 mètres, l’une des altitudes les plus basses de la région: «Cela signifie qu’on peut le reproduire partout au Ladakh!» A Phyang, l’an dernier, son stupa de glace de 30 mètres de hauteur a été érigé à 3500 mètres d’altitude. Si la structure du dôme est simple et économique, les canalisations sur 2,5 kilomètres ont été cependant un cauchemar.
Pour parvenir à les réaliser, Sonam Wangchuk a dû lancer un financement participatif sur l’internet, dans cette région où la connexion relève de l’exploit. Il a récolté 119 500 dollars. Cet hiver, il lui en faudra encore presque autant, même s’il assure que les structures seront suffisantes à l’avenir. Mais, l’an dernier, les canalisations, pourtant enterrées à 2 mètres de profondeur et emmaillotées d’isolants, ont explosé en plein hiver… In extremis, Sonam Wangchuk a déniché une entreprise au Rajasthan qui a offert les conduites de remplacement, et l’armée indienne s’est chargée de les transporter par avion militaire jusqu’à Leh, les routes n’étant plus praticables.
«Le travail de Sonam Wangchuk est formidable, approuve Chewang Norphel, le vieux gourou des glaciers artificiels, mais je trouve que c’est quand même bien cher… Et je me demande si, au fond, les jeunes sont encore intéressés par l’agriculture.»
Personnage de bollywood
Sonam Wangchuk, lui, est pressé de réussir. Il rêve d’une «ville verte» sur les 600 hectares de désert de Phyang, et cherche à financer la création d’une université, vouée à échanger sur les enjeux d’adaptation dans l’Himalaya. Il bouillonne d’idées, fidèle à son caractère qui a inspiré les traits du héros de 3 Idiots, un film très populaire du cinéma de Bollywood. En 2001, il avait été nommé «homme de l’année» en Inde par le magazine The Week, pour son apport alternatif dans l’éducation des jeunes du Ladakh.
Aujourd’hui, il réfléchit au développement d’un tourisme d’hiver et à des chambres touristiques intégrées dans les dômes de glace… «Ils font bien des maisons de glace en Norvège et en Suède», souligne-t-il. Pour continuer l’aventure, il lui faudra d’abord capter l’intérêt des villageois, plutôt perplexes. «Nous attendons de voir comment évoluent les choses, commente la jeune Angmo Ninjan, une villageoise de 23 ans. Mais c’est déjà extraordinaire de découvrir des arbustes sur les étendues désertiques.»
Et avec ses quatre disciples, Sonam Wangchuk s’apprête à passer l’hiver dans un chalet du village, afin de surveiller la formation des stupas de glace. Cette solitude et les conditions extrêmes sont le prix de son rêve, même si les glaciers artificiels ne pourront jamais remplacer les vrais.